jeudi, 20 novembre 2008
Le mauvais chemin (1)
« Tais-toi Marcel, tu es bourré ! Tu dis n’importe quoi ! » Difficile de le faire taire, le Marcel, quand il a bu un petit coup de trop. Et pourtant, il doit arrêter là, il parle trop, il va s’attirer des ennuis. C’est ce que tous les clients pensent en ce soir d’hiver, dans ce bistro de quartier, dernier refuge des travailleurs avant de retrouver femme et enfants au foyer familial. Et Marcel est content parce que tout le monde l’écoute. Alors il fait le fanfaron, il en rajoute. Il se donne de l’importance, lui le petit employé des chemins de fer qui passe ses journées à poser des rails. Et puis il n’est pas pressé de rentrer chez lui, personne ne l’attend sauf sa mère. Sa mère, il y pense tout à coup et il sait qu’elle doit encore se faire du mouron à cause de lui. Alors il se dépêche d’ingurgiter un dernier canon et se tournant vers les gens attablés : « Bon, salut la compagnie ! Je vous quitte. Et rappelez-vous, cette nuit ça va encore chauffer ! » et tout en titubant légèrement il tire la porte puis descend les deux marches du café.
Marcel habite dans la cité ouvrière située à une centaine de mètres de là. L’air froid lui remet quelque peu les idées en place. Qu’a- t-il dit au juste ? Il ne sait plus trop, mais après tout cela n’a pas grande importance. Que risque t-il ? Tous les gens qui étaient présents, il les connaît, ce sont des voisins et il n’a rien à craindre d’eux. Il y avait bien Bibendum, assis en retrait à une table, mais il avait l’air dans ses rêves et puis il ne pige pas bien le français. Hans, que tous les gens du quartier appellent Bibendum en raison de sa ressemblance avec le gros bonhomme d’une marque de pneus, est le soldat allemand préposé à la garde de l’abattoir. C’est vrai qu’il est bien inoffensif, il n’a qu’une seule idée en tête : sauver sa peau et rentrer chez lui, là-bas, dans son petit village bavarois où il menait une vie paisible auprès de sa femme et de son fils. Et puis cette maudite guerre est arrivée… Son fils a péri quelque part, on ne sait pas où précisément, sur le front de l’est. Et lui, il a été incorporé dans les services auxiliaires à cinquante ans passés. Et tous les soirs il doit monter la garde devant ce foutu abattoir pour éviter les vols. Dans ses lettres, sa femme lui a dit qu’elle était aidée dans les travaux de la ferme par un soldat français fait prisonnier au début de la guerre. Que n’aurait-il donné pour échanger sa place avec le Français…Il aimait bien venir au café et observer ces Français, très gesticulateurs et braillards. Il aurait aimé pouvoir partager un verre avec eux, mais dès qu’il faisait mine de s’approcher d’eux, aussitôt un silence pesant s’instaurait. A plusieurs reprises il avait apporté de la viande au patron du café, croyant lui faire plaisir. Mais ce dernier avait toujours refusé l’offre, non pas qu’il n’en ait pas eu envie, mais par crainte des représailles. A cette époque, il fallait se méfier de tout le monde. On était si vite classé comme « collabo ».
Marcel franchit le seuil de la petite maison. Sa mère, heureuse de le voir, le réprimanda cependant : « Tu étais encore fourré au café, n’est-ce pas ? Tu vas finir par t’attirer des ennuis.» Ils dînèrent en silence, puis Marcel ressortit dans le jardin afin de couper un peu de bois pour alimenter la cuisinière. Il n’y avait plus de charbon depuis déjà un bon bout de temps. Sa mère était déjà endormie quand il prit son vélo et se dirigea sans bruit vers la rue.
A suivre…
05:58 Publié dans Petites nouvelles de rien du tout | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires sont fermés.