lundi, 25 octobre 2010
395. En partance
Depuis son arrivée à Barcelone, Marc passait toutes ses journées à déambuler sur les quais, observer le trafic des bateaux, causer avec les marins quand cela était possible. Il baragouinait un peu l’espagnol, souvenir lointain d’un collège où il avait passé quelques années à végéter, attendant d’avoir seize ans et de foutre le camp loin, très loin d’ici, de cette cité où aucun débouché ne pouvait se présenter.
C’est sûr, il aurait pu faire comme les copains, glander toute la journée, traficoter de-ci, de-là… Mais Marc était d’un tempérament curieux et il voulait voir du pays, comme on dit.
Bref, il était décidé à rouler sa bosse, à bourlinguer. Un moment même il eut l’envie de s’engager dans la marine. Mais c’était un rebelle et il sentait bien que côté discipline, il aurait eu fort affaire avec ses supérieurs.
Petit à petit, il posa des plans sur la comète. Il avait réussi à économiser un peu d’argent grâce à quelques intérims effectués sur des chantiers et il avait fait faire en douce son passeport, en bonne et due forme. Puis il s’était constitué un paquetage dans un grand sac à dos qu’il cachait dans un coin de la cave. Personne n’était au courant de ses projets, hormis son meilleur copain, Pedro.
Pedro avait grandi dans la même cité que Marc, mais tout petit déjà il savait qu’il voulait devenir routier. C’était un courageux, un tenace. Il passa son permis poids lourd et s’acheta à crédit son premier camion. A vingt-cinq ans, il était son propre patron et c’est lui qui proposa à Marc de le descendre jusqu’à Barcelone. Il connaissait une pension pas trop chère dans le Barri Xino et lui fournit l’adresse.
Marc rêvait déjà de l’Amérique du sud, le canal de Panama, Valparaiso…
Cela faisait deux jours à présent que Pedro avait laissé Marc sur les quais. Les deux jeunes hommes s’étaient fait l’accolade et Pedro avait souhaité bonne route à son vieux copain…
Depuis deux jours donc, Marc était en quête d'un bateau en partance, il arpentait les quais, se rencardait auprès des marins dans les bars à tapas.
Le soir les bars à tapas étaient assiégés par une faune très hétéroclite, un mélange de touristes en mal d'exotisme et de sensations fortes, de marins venus de tous les horizons. On y parlait espagnol, anglais, allemand, russe ... Tard dans la nuit des bagarres animaient les ruelles sombres et sales du Barri Xino. Marc commençait à se décourager. Cela faisait déjà plus d'une semaine qu'il était dans cette pension minable et ses maigres économies ne lui permettaient pas d'y séjourner éternellement. Il lui fallait à tout prix trouver un embarquement ou alors un emploi sur le port. Il partit donc très tôt ce matin-là en direction des quais.
Déjà les grues étaient en pleine action, chargeant ou déchargeant les containers des navires. Les chariots faisaient la navette entre les entrepôts et les quais. Soudain, il entendit la sirène d'une voiture de police. Celle-ci passa à toute vitesse pour s'arrêter un peu plus loin sur le quai, le long d'un cargo.
Une ambulance suivait, sirène hurlante. Marc pressa le pas pour voir voir ce qui se passait. La passerelle avait été mise en place et on descendait un homme sur une civière, tandis que les policiers montaient à bord. Du pont inférieur, quelques marins regardaient la scène, impassibles.
Sur le quai, les dockers s'étaient également approchés de l'ambulance. Sur la civière, l'homme poussait des beuglements. L'ambulance partit aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. Le bruit de la sirène se perdit peu à peu dans le brouhaha de la ville. Quelques hommes étaient descendus du bateau et discutaient avec les dockers. Sans doute devaient-ils relater l'évènement et Marc s'approcha pour en savoir davantage :
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Oh, une bagarre à bord qui a mal tourné, répondit un des marins en se tournant vers Marc. C'est le cuistot qui s'est engueulé avec un des Indiens et ce dernier lui a fichu un coup de couteau dans le bide. Dans le coup, on se retrouve sans cuistot !
Sans cuistot ! Un déclic s'opéra immédiatement dans le cerveau de Marc. Voilà peut-être l'occasion rêvée de pouvoir embarquer. Après le collège, il avait passé un BEP de cuisine et si le milieu familial l'avait un peu soutenu dans ses efforts, il aurait aimé faire une école hôtelière.
— Je suis cuistot et je cherche justement un job !
Le marin à qui il s'adressait le dévisagea un instant puis répondit :
— C'est peut-être la chance de ta vie. On doit lever l'ancre d'ici peu de temps et il nous faut absolument trouver quelqu'un. Suis-moi, on va aller voir le commandant.
Et les deux hommes s'engagent rapidement sur la passerelle tandis que les badauds s'éparpillent peu à peu sur le quai.
Le commandant du porte-containers finissait de discuter avec les policiers. Il était passablement irrité par cet imprévu qui risquait de retarder son départ. Il n'avait vraiment pas besoin de ça, c'était déjà suffisamment difficile de faire régner l'ordre à bord avec un équipage composé d'Indiens et d'Indonésiens qui, à la moindre occasion, se tapaient dessus comme des chiffonniers.
Quand son second lui présenta Marc, il se dit que c'était une aubaine qui lui tombait du ciel.
— OK, mon gars, tes papiers sont en règle. Je te prends à bord. Il te reste une heure avant que nous levions l'ancre. Sois là car nous ne t'attendrons pas !
Marc était fou de joie, mais il se retint de le montrer. Ce n'est qu'en dévalant la passerelle qu'il laissa exploser sa joie. Il s'élança sur le quai, il ne marchait pas, il courait, il sautait, il volait, il virevoltait, filant vers la pension, la tête pleine d'images de bateaux, de mer, de paysages lointains. Il ne vit pas ...
Trou noir. Marc ne voit rien, il entend confusément des voix qui parlent autour de lui. Il n'a pas mal, non, il ne sent rien. Il revoit le visage de sa mère :
— T'es là, maman ? Tu diras à Pedro que j'ai réussi. Dans quelques semaines je serai à Valparaiso. Valparai... so, Val ... pa ...
L'infirmier lui ferme les paupières en soupirant.
— Tu peux ralentir, c'est trop tard pour lui, dit-il alors au chauffeur de l'ambulance.
Sur le quai, la foule des badauds s'est de nouveau agglutinée autour d'un camion à l'arrêt. Les policiers prennent la déclaration du chauffeur, très agité, qui explique :
— Je n'ai rien pu faire, il s'est carrément jeté sous mes roues ! Pourtant j'ai klaxonné, mais c'est à croire qu'il était sourd.
À bord du bateau, le commandant, fou de colère, donna l'ordre d'appareiller.
Au moment où l'ambulance arrivait à l'hôpital, le porte-containers quittait le port de Barcelone.
FIN
A suivre
07:18 Publié dans Petites nouvelles de rien du tout | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Et bien damte Tinou, tu as été très inspirée !
Bravo, je me suis encore laissé prendre par ton histoire.
Écrit par : Christine | lundi, 25 octobre 2010
C'est bizarre, j'ai l'impression d'avoir déjà lu cette histoire.
Écrit par : Laurence | lundi, 25 octobre 2010
@ Christine : bravo car c'était écrit bien petit !
@ Laurence : eh oui, Laurence, tu ne fais pas erreur ! J'avais déjà mis en ligne cette histoire.
Écrit par : tinou | lundi, 25 octobre 2010
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