mardi, 07 décembre 2010
457. Une réception particulière
Plantons le décor : nous sommes en Pologne en 1943 ou 1944, plus précisément à Cracovie. Sur la colline de Wawel, le château brille de mille feux. Ce soir, en effet, une grande réception est organisée par le gouverneur général de Pologne, Hans Michael Frank, à l’occasion de la visite de Himmler.
Le fond musical réclame des valses viennoises, mais n’en ayant pas, je remplace par :
Richard Wagner , Le crépuscule des Dieux, La Marche funèbre de Siegfried.
« Pour la réception du soir, Frank n’avait pas lésiné sur les moyens. Une garde d’honneur, épées à la main, uniformes ruisselant de galons dorés, formait une haie en diagonale de la grande cour du Wawel ; dans l’escalier, d’autres soldats présentaient les armes toutes les trois marches ; à l’entrée de la salle de bal, Frank lui-même, en uniforme SA et flanqué de sa femme, une matrone aux chairs blanches débordant d’une monstrueuse confection en velours vert, accueillait ses invités. Le Wawel brillait de tous ses feux : depuis la ville on le voyait resplendir au sommet de sa falaise ; des guirlandes d’ampoules électriques décoraient les hautes colonnades entourant la cour, des soldats, postés derrière la haie d’honneur, tenaient à la main des flambeaux ; et si l’on sortait de la salle de bal pour se promener par les loggias, la cour paraissait comme cerclée d’anneaux flamboyants, un puits de lumière au fond duquel rugissaient doucement les rangées parallèles de torches ; de l’autre côté du palais, depuis l’immense balcon accroché à son flanc, la ville, sous les pieds des invités, s’étalait noire et silencieuse. Sur une estrade, au fond de la salle principale, un orchestre jouait des valses viennoises ; les hommes en poste au GG avaient amené leurs femmes, quelques couples dansaient, les autres buvaient, riaient, piochaient des hors d’œuvre sur les tables surchargées, ou, comme, moi, étudiaient la foule. À part quelques collègues de la délégation du Reichsführer, je connaissais peu de monde. [ … ]
La foule traversa toutes les salles et se massa devant une porte que Frank se fit ouvrir. Puis il s’effaça pour laisser passer Himmler : « Après vous, mon cher Reichsführer. Entrez, entrez.» [ … ]
Au centre de la pièce se trouvait une grande table avec quelque chose dessus, sous un drap noir. Frank, le Reichsführer à ses côtés, attendait les autres invités et les disposait autour de la table, qui mesurait au moins trois mètres sur quatre. [ … ]
Frank me fit une place près de lui et, tandis que les derniers convives entraient, il se passait les bouts pointus de ses doigts dans les cheveux et tripotait une de ses médailles ; il semblait à peine se contenir d’impatience. Lorsque tout le monde fut là, Frank se tourna vers Himmler et déclara d’une voix solennelle :
«Mon cher Reichsfüher, ce que vous allez maintenant voir est une idée qui occupe mes heures perdues depuis un certain temps. C’est un projet qui, je l’espère, illustrera après la guerre la ville de Cracovie, capitale du General-Gouvernement de Pologne, et en fera une attraction pour toute l’Allemagne. Je compte, lorsqu’il sera réalisé, le dédier au Führer pour son anniversaire. Mais puisque vous nous faites le plaisir de nous rendre visite, je ne veux pas garder le secret plus longtemps.» Son visage bouffi, aux traits faibles et charnels, brillait de plaisir ; le Reichsführer, les mains croisées dans le dos, le contemplait à travers son pince-nez d’un air mi-sarcastique, mi-ennuyé. [… ]
Frank fit un signe et quelques soldats tirèrent le drap, révélant une large maquette architecturale, une sorte de parc, avec des arbres et des chemins en courbe, tracés entre des maisons de styles différents, entourées d’enclos. Tandis que Frank se rengorgeait, Himmler scrutait la maquette.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il enfin. On dirait un zoo.
— Presque, mon Reichsführer, gloussa Frank, les pouces passés dans les poches de sa tunique. C’est, pour parler comme les Viennois, un Menschengarten, un jardin anthropologique que je souhaite établir ici, à Cracovie.
Il fit un large geste au-dessus de la maquette.
—Vous vous souvenez, mon cher Reichsfüher, dans notre jeunesse, avant la guerre, de ces Völkershausen de Hagenbeck ? Avec des familles de Samoas, de Lapons, de Soudanais ? Il en était passé une à Munich, mon père m’y a emmené ; vous avez dû la voir aussi. Et puis il y en avait à Hambourg, à Francfort, Bâle, cela avait un grand succès.
Le Reichsführer se frottait le menton :
—Oui, oui, je me souviens. C’étaient des expositions ambulantes, n’est-ce pas ?
— Oui. Mais celle-ci sera permanente, comme un zoo. Et ce ne sera pas un amusement public, mon cher Reichsführer, mais un outil pédagogique et scientifique. Nous réunirons des spécimens de tous les peuples disparus ou en voie de disparition en Europe, pour en préserver ainsi une trace vivante. Les écoliers allemands viendront en autocar s’instruire ici ! Regardez, regardez.»
Il désigna une des maisons : elle était à moitié ouverte, en coupe ; à l’intérieur on voyait de petites figurines assises autour d’une table, avec un chandelier à sept branches.
— Pour le Juif, par exemple, j’ai choisi celui de Galicie comme le plus représentatif des Ostjuden. La maison est typique de leur habitat crasseux ; bien entendu il faudra régulièrement désinfecter, et soumettre les spécimens au contrôle médical, pour éviter de contaminer les visiteurs. Pour ces Juifs, j’en veux des pieux, de très pieux, on leur donnera un Talmud et les visiteurs pourront les voir marmonner leurs prières, ou regarder la femme préparer des aliments casher. Ici, ce sont des paysans polonais de Mazurie ; là, des kolkhoziens bolchevisés ; là, des Ruthènes, et là-bas, des Ukrainiens, voyez, avec les chemises brodées. Ce grand bâtiment, là, abritera un institut de recherches anthropologiques ; je doterai moi-même une chaire ; des savants pourront venir y étudier, sur place, ces peuples autrefois si nombreux. Ce sera pour eux une occasion unique.
— Fascinant, murmura le Reichsführer. Et les visiteurs ordinaires ?
— Ils pourront se promener librement autour des enclos, regarder les spécimens travailler dans les jardins, battre les tapis, étendre le linge. Puis il y aura des visites guidées et commentées des maisons, ce qui leur permettra d’observer l’habitat et les coutumes.
— Et comment maintiendrez-vous l’institution dans la durée ? Car vos spécimens vont vieillir, certains mourront.
— C’est justement là, mon cher Reichsführer, que j’aurais besoin de votre appui. Pour chaque peuple, il nous faudrait en fait quelques dizaines de spécimens. Ils se marieront entre eux et se reproduiront. Une seule famille à la fois sera exposée ; les autres serviront à les remplacer s’ils tombent malades, à procréer, à enseigner aux enfants les coutumes, les prières et le reste. J’envisageais qu’ils soient gardés à proximité dans un camp, sous surveillance SS.
— Si le Führer l’autorisait, ce serait possible. Mais nous devrons en discuter. Il n’est pas sûr qu’il soit souhaitable de préserver certaines races de l’extinction, même ainsi. Cela pourrait être dangereux.
— Bien entendu, toutes les précautions seront prises. À mon avis, une telle institution se révèlera précieuse et irremplaçable pour la science. Comment voulez-vous que les générations futures comprennent l’ampleur de notre œuvre, si elles ne peuvent avoir aucune idée des conditions qui régnaient avant ?
— Vous avez certainement raison, mon cher Frank. C’est une très belle idée. Et comment songez-vous à financer ce … Völkershauplatz ?
— Sur une base commerciale. Seul l’institut de recherches bénéficiera de subsides. Pour le jardin lui-même, nous créerons une AG pour lever des capitaux par souscription. Une fois l’investissement initial amorti, les entrées couvriront les frais d’entretien. Je me suis documenté sur les expositions de Hagenbeck : elles dégageaient des bénéfices considérables. Le Jardin d’acclimatation, à Paris, perdait régulièrement de l’argent jusqu’à ce que son directeur, en 1877, organise des expositions ethnologiques de Nubiens et d’Esquimaux. La première année, ils ont eu un million d’entrées payantes. Ça a continué jusqu’à la Grande Guerre.
Le Reichsführer hochait la tête : « Belle idée ».
Extrait du livre « Les Bienveillantes », de Jonathan Littell.
Je dois reconnaître que ce passage du livre m’a particulièrement troublée. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai pris le soin de vous le recopier.
Ce projet fut-il bien réel ou est-ce une pure fiction créée par Littell ?
Hans Frank fut arrêté par l’armée américaine le 3 mai 1945 à Tegernsee, en Bavière. Il fut jugé coupable de crimes de guerre au Tribunal de Nuremberg et condamné à mort. Il fut pendu le 16 octobre 1946.
J’ai fait de nombreuses coupures dans le passage. On voit en effet évoluer, parmi les invités, un gamin blond comme les blés, au volant d’une petite voiture électrique : il s’agit d'un des fils de Frank. Littell le décrit comme un véritable petit monstre de prétention, déclarant à qui veut bien l’entendre que son père est le Roi de Pologne.
Qu’est-il advenu de tous ces enfants des dirigeants nazis ? Ils ont eu à porter un lourd fardeau dont ils n’étaient cependant en rien responsables.
En farfouillant un peu, j’ai découvert que Niklas Frank fit paraître un livre en 1987, « der Vater : eine Abrechnung » (Le père : un règlement de comptes).
Lien à consulter, ICI.
08:27 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)
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