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jeudi, 13 janvier 2011

19. Horreur et fascination -5-


podcast

Si vous prenez le temps de lire mes notes, vous avez dû vous apercevoir que le circuit de mon prochain voyage est légèrement modifié. J’ai réussi à trouver un voyage qui inclut la visite de Bénarès (Vârânasi). Comme je n’aurai probablement jamais l’occasion de retourner dans cette partie du monde, je ne pouvais manquer cette visite.

Pour mieux découvrir cette ville, j’ai donc replongé dans la lecture des « Récits de voyage » de Pierre Loti.

Loti décrit ce qu’il voit de manière si fabuleuse qu’on a l’impression d’y être, de voir les scènes et presque de sentir les odeurs.

Pour ceux qui viennent ici — c'est-à-dire sur mon blog — pour seulement trente secondes, passez votre chemin ! Il n’y a rien à voir, juste faire l’effort de lire …

Pour les autres, je prends le temps de recopier (j’allais dire bêtement, mais non, en fait cela me permet de m’imprégner des mots) de larges extraits de ce merveilleux récit en Inde.

Pour tâcher de rendre l’atmosphère, j’ai mis de la musique qui me semble en accord avec les lieux.

Partons donc à la découverte de cette ville si mystérieuse pour nous, Occidentaux. Je n’ai pas suivi l’ordre du livre, mais plutôt l’ordre du temps qui s’écoule. C’est donc au matin que nous allons nous retrouver sur les bords du Gange. Pierre Loti intitule ce chapitre La gloire du matin :

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« Du fond de la plaine où coule le vieux Gange, du fond de l’immense plaine de vase et d’herbages que les vapeurs de la nuit embrument encore, l’éternel soleil vient de surgir et, ainsi que tous les jours depuis trois mille ans, il rencontre là devant lui, arrêtant son premier rayon rose, les granits de Bénarès, les pyramides rouges, les pointes d’or, toute la ville sainte dressée en amphithéâtre, comme pour saisir avidement la lumière initiale, se parer de la gloire du matin. Et ici, c’est l’heure par excellence ;  c’est, depuis le commencement des âges brahmaniques, l’heure consacrée, l’heure de la grande vie religieuse et de la grande prière. Bénarès soudainement déverse sur son fleuve tout son peuple, toutes ses fleurs, toutes ses guirlandes, tous ses oiseaux, toutes ses bêtes. Par les escaliers de granit, à cette apparition du soleil, c’est un joyeux écoulement de tout ce qui vient de s’éveiller, de tout ce qui a reçu de Brahma une âme, humaine ou obscure. Les hommes descendent, l’air heureux et grave, drapés dans des cachemires roses, ou jaunes, ou couleur d’aurore. Les femmes, en blanches théories, descendent voilées à l’antique sous des mousselines. Elles apportent des aiguières, des buires (vases à col étroit), qui mettent partout l’éclat rouge ou jaune des cuivres fourbis, à côté de l’étincellement de leurs mille bracelets, colliers, ou anneaux d’argent autour des chevilles. Noblement belles d’allure et de visage, elles marchent comme des déesses, et on entend sonner, à leurs bras, à leurs jambes, les cercles de métal.

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Et chacun veut offrir au fleuve des guirlandes, des guirlandes, comme s’il ne suffisait pas de toutes celles des jours précédents qui flottent encore […] Là-haut, tous les miradors ajourés, toutes les fenêtres à festons et à colonnettes, toutes les terrasses qui voient le levant, se garnissent de têtes de vieillards ; spectateurs empêchés de descendre, par la maladie ou les années, mais qui veulent leur part de lumière matinale et de prière. Et le soleil les inonde de chauds rayons […]   

Sur les radeaux innombrables et sur les marches d’en bas, le peuple de Brahma, déposant ses guirlandes et ses aiguières, commence de se dévêtir. Les draperies blanches ou roses, les cachemires de toutes nuances sont jetés çà et là, ou tendus sur des bambous, et alors des nudités apparaissent, couleur de bronze sombre ou de bronze pâle. Les hommes, à la fois sveltes et athlétiques, avec des yeux de flamme, entrent jusqu’à la taille dans l’eau sainte. Les femmes, moins dévoilées, gardant une mousseline sur la gorge et les reins, trempent seulement dans le Gange leurs jambes, leurs beaux bras cerclés d’anneaux, et puis elles s’agenouillent et se penchent sur le bord extrême, pour lancer plusieurs fois dans le fleuve leur longue chevelure dénouée ; l’eau qui ruisselle alors sur leur poitrine, sur leurs épaules, fait plaquer la fine étoffe révélatrice, et elles ressemblent à la « Victoire aptère », plus belles et plus troublantes que si elles étaient nues.

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Pour remonter dans leurs demeures, les femmes reforment leurs théories blanches ou multicolores qui, cheminant le long des marches, tout contre les larges pierres, rappellent les bas-reliefs de la Grèce antique.

Les hommes, tous restés sur le Gange, et assis maintenant dans la pose hiératique, achèvent, avant de s’immobiliser en extase, leur toilette religieuse ; sur le bronze lavé de leur torse, ils tracent en l’honneur de Siva des raies de cendre, et sur leur front, avec du carmin, le sceau terrible […]

Au ras de l’eau, un qui prie, les yeux blancs, assis sur une peau de gazelle, garde avec une fixité à faire peur la pose des statues de Çakya-Mouni, qui est aussi par excellence la pose fakirique : accroupi les jambes croisées, les genoux touchant le sol, et la main gauche — une longue main osseuse — tenant le pied droit. C’est un vieillard, et la couleur de sa robe, qui plaque toute ruisselante sur son corps décharné, indique un saint yoghi : elle est d’un rose orangé très pâle, cette robe, comme les nuages d’aurore. Il prie immobile, le sceau de Siva fraîchement inscrit sur son front, les prunelles vitreuses, la face livide tournée en plein soleil, en plein soleil étincelant, avec une expression de béatitude infinie. Un jeune athlète nu, préposé à sa garde, de temps à autre prend de l’eau du Gange pour inonder la robe couleur d’aurore, ou pour asperger toutes les guirlandes posées devant le vénérable ascète, sur la peau de gazelle dont la tête et les cornes trempent dans le fleuve.

Afin de bercer mieux son rêve sans doute, on lui joue aussi une petite musique sacrée ; il y a pour cela deux garçons, qui sourient gaiement, penchés au-dessus de lui sur les granits éboulés ; l’un souffle dans une conque marine, qui fait : hou ! hou ! d’un timbre plaintif de cor lointain ; l’autre frappe doucement  sur un petit tam-tam de sonorité voilée. Des corbeaux, çà et là perchés alentour, l’observent avec attention. Et tous ceux qui remontent vers leur demeure, femmes ou enfants, se détournent de leur chemin pour venir le saluer avec respect : rien qu’un sourire de joyeux bonjour, avec une révérence les mains jointes, et on s’en va discrètement, comme par crainte de détourner son attention, de troubler sa prière.

Ma barque revient une heure plus tard, après avoir remonté le courant jusqu’au quartier des palais mystérieux. Et, à mon retour, il est encore là, le vieillard, tenant son pied maigre dans sa main aux longs doigts ; son regard même n’a pas bougé, et le soleil plus brûlant ne semble pas éblouir ses yeux ternes, levés béatement vers le ciel.

— Comme il est tranquille ! dis-je …

Le batelier me regarde, me sourit comme on ferait à un enfant dont la réflexion serait trop naïve :

— Celui-là ?... Mais… il est mort !

Ah ! il est mort !... En effet, je n’avais pas remarqué une lanière de cuir, qui passe sous le menton pour retenir la tête contre un coussin. Je n’avais pas remarqué non plus un corbeau qui s’obstine à tourner autour et tout près du visage ; le jeune athlète, chargé de jeter de l’eau sur sa robe jaune rose et sur les guirlandes de jasmin, est obligé à toute minute de l’effrayer, avec une draperie qu’il agite.

Il est mort depuis hier au soir, et, après l’avoir baigné, on l’a pieusement assis là, en pleine gloire du matin, dans la pose de prière qui fut la pose de toute sa vie. Et, en attachant sa tête, on l’a un peu renversé en arrière, pour qu’il pût mieux voir le soleil et le ciel.

Il ne sera pas point brûlé, car on ne brûle pas les yoghis, la sainteté de leurs actes ayant purifié suffisamment la matière de leur corps ; ce soir, on l’ensevelira tel quel dans un vase de terre qui sera descendu au fond du Gange. Et ce sont des saluts de félicitation, des compliments de fête, que chacun, avec une figure joyeuse, vient lui adresser, à ce bienheureux qui, par ses mérites et son détachement de ce monde, est sans doute affranchi à jamais du cycle des réincarnations, délivré de l’abîme de la vie et de la mort.

Un chien s’approche, le flaire et s’en va la queue basse. Trois oiseaux rouges s’approchent aussi et le regardent. Un singe descend, touche le bas de sa robe mouillée, puis remonte en courant jusqu’au sommet des escaliers. Et le jeune gardien les laisse faire, ne chassant avec impatience — une impatience inusitée en ce pays où l’on supporte tout de la part des bêtes — que le corbeau entêté, qui a senti la décomposition et qui revient toujours, frôlant presque de son aile noire le visage du bienheureux, extasié dans la mort.»

 

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Cette description laisse sans voix. Quel monde étrange pour nous, Occidentaux, tellement obnubilés par tout ce qui est du domaine matériel, de notre confort personnel.

 À suivre

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