samedi, 05 août 2017
Lectures estivales -1-
Je viens de terminer la lecture du dernier livre de Régis Debray intitulé Civilisation - Comment nous sommes devenus américains-. Tout un programme et un constat affligeant, certes, mais inéluctable : Les Français et plus largement les Européens deviennent ce que Debray surnomme des Gallo-Ricains.
Le livre débute par deux citations ; la première est de Paul Valéry en 1939 dans Cahiers:
Je me demande si tout ceci — l'Europe — ne finira pas par une démence ou un ramollissement général. " Au quatrième top — il sera exactement ... la fin d'un Monde".
La seconde citation est tirée des Écrits historiques et politiques de la philosophe Simone Weil (1943) :
Il y va du destin de l'espèce humaine. Car de même que l'hitlérisation de l'Europe préparerait sans doute l'hitlérisation du globe terrestre, accomplie soit par les Allemands, soit par leurs imitateurs japonais — de même une américanisation de l'Europe préparerait sans doute une américanisation du globe terrestre. Le second mal est moindre que le premier, mais il vient immédiatement après. Dans les deux cas, l'humanité entière perdrait son passé.
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Cette transformation de la société se fait de manière sournoise, insidieuse, sans qu'on y prête forcément grande attention. Mais pourtant...
Dans son livre, Régis Debray nous présente un petit personnage, Hibernatus, qui avait vingt ans en 1960 et habitait le Quartier Latin à Paris. Il se retrouva cryogénisé - les progrès de la science !- et, une fois décongelé en 2010, il retrouve son quartier.
Extrait :
" Commençant sa tournée matinale par les jardins du Luxembourg, il fut plongé dans la perplexité par le spectacle d'une épaisse colonne d'individus essoufflés, hommes et femmes, jeunes et vieux, en petite tenue, courant le long des grilles, certains tout à leur affaire, la plupart tirant la langue. Punition collective ? Marathon d'arrondissement ? Il n'eut pas le temps d'éclaircir ce point , quand, arrivant au bas de la rue Soufflot, qui menait au Panthéon, vers les grands hommes et la patrie reconnaissante, il ne reconnut pas les deux propylées d'angle. À la place du Café Mathieu ( où les garçons étaient assez antipathiques, ne faisant bon accueil qu'aux Légions d'honneur), se tenait un McDonald's, et, de l'autre côté, à la place du Capoulade (où il avait ses habitudes) se dressait un Quick (Quality Burger Restaurant), le Mega Giant en réclame. Le choc visuel fut absorbé, mais d'autres vinrent à sa rencontre quand il descendit le Boul'Mich. Deux boutiques sur trois étaient de fringues, leurs enseignes en anglais ou en un dialecte approchant. À la file Derby, " Very Good Soldes" en lettres rouges, H.P. Caterpillar, New Shop, Luxury Outlet. Un opticien s'affichait OnOptic, un autre Optical Discount, un pharmacien Sagacosmetics, un autre The Body Shop. Le bureau de tabac, Altersmoke. Le pâtissier Pradier exhibait en vitrine un minute take away. Hibernatus passa et repassa sans broncher devant le Mark & Spencer Food, le Starbucks Coffee, le Gap vestimentaire, au coin de la rue des Écoles, Baby Gap en bas, Women Gap en haut : normal, que du classique. Mais le coup au plexus fut, à mi-chemin, la grande librairie des Presses universitaires de France, où profs et étudiants, plusieurs fois par semaine, venaient se rafraîchir la tête en regardant les nouveautés, remplacée par un fastueux magasin Nike, le plus beau de tous. La photo d'un grand athlète noir sur la vitrine était barrée, en grosses lettres blanches, d'un Are you running today ? qui rappelait le passant à ses devoirs de vélocité ( Hibernatus s'expliqua alors l'encombrement du Luxembourg), avec, en gros plan, une Apple Watch, griffée NRC (pour Nike Run Club), Backto basics. Les pieds d'abord. Et le minutage.
Hibernatus poursuivit sa marche, longea le musée de Cluny, ceint d'une palissade avec l'inscription Welcome to Medieval World et une flèche Entrance this way. Curieux de revoir La Joie de lire, la librairie Maspero (4, rue Saint-Séverin), où il avait pris, à vingt ans, ses premiers cours de planète en parcourant à la dérobée toutes sortes de feuilles subversives en espagnol, italien, anglais, roumain, etc ., il traversa le boulevard Saint-Germain et vint à tomber sur un shop de vêtements Celio, Enter on your right. Hibernatus, très secoué, sentit une petite faim. Avisant dans un recoin un petit HD'S Dance prometteur, car intitulé Back to the Fifties (Best Burgers and Shakes), non loin d'un Vintage Standards, magasin de fourrure pourvu d'une bande lumineuse défilante Europa first opening, il alla s'affaler dans ce bistro et commanda machinalement, bêtement, un jambon-beurre : " Nous n'avons pas cela, Monsieur, mais le burger est fait maison." Soit. Un jet de ketchup par-dessus, le sandwich multicouche s'avéra excellent.
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Je m'arrête là, mais avouez quand même que c'est excellent. Personnellement ça aurait tendance à me ficher la frousse. Déjà à la télé la moitié des publicités sont en anglais. Aussi j'ai prévu dans les prochains jours une sortie pour voir si cette intrusion dans nos rues est aussi importante que dans l'exemple de Paris.
16:59 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
C'est étrange. Personnellement je ne vois pas quels dangers l'américanisation peut bien nous faire courir. Ce qui m'avait frappé aux USA, il y a déjà pas mal de temps, c'était justement l'impossibilité de porter un jugement sur le pays, tant à chaque coin de rue on rencontrait tout et immédiatement son contraire. Vivre et laisser vivre semblait être la devise du pays. Tu veux, tu prends. Tu ne veux pas, tu laisses. Bon, après 2001, pas mal de choses ont changé, mais réduire les USA au Macdonald et à Nike me semble hasardeux. Debray, de toutes façons, a toujours eu un problème avec l'Amérique, lui préférant un certain temps l'image du Che, pas vraiment un ami de la culture de quelque bord elle vienne.De toutes façons un danger qu'on dénonce et qui vous laisse en vie, n'est pas vraiment un danger. Si je devais me hasarder à imaginer un danger pour la France,je me contenterais de l'imaginer en silence de peur de finir prématurément, quoique l'âge avançant, ce ne serait plus si prématuré que cela. Mais ce danger existe bel et bien. Il va croissant. Tiens, s'imaginer que les USA représentent le Grand Danger pour la France, c'est un peu comme si en 1939 on s'était focalisé sur la puissance militaire suisse alors que Hitler postillonnait en hurlant dans un micro devant des centaines de milliers de soldats en arme arborant la croix gammée. De facto, c'est un peu ce qui s'est passé. Thomas Mann, s'était amusé de la pseudo montée des nazis, en déclarant qu'un homme (Hitler) avec un nez aussi obscène ne pouvait assurément prétendre au pouvoir. Peu de temps après cette imprudente saillie, Mann se carapatait chez les helvètes.
Écrit par : manautara | vendredi, 18 août 2017
@ manutara : oui, tu as raison. Je voulais simplement dire que, petit à petit, l'influence anglo-saxonne gagne du terrain ; les pays européens perdent peu à peu leur spécificité.On peut considérer que c'est une évolution normale des civilisations. Ça ne représente pas un danger à proprement parler, juste de quoi éprouver de la nostalgie pour une époque révolue. L'autre danger est bigrement plus préoccupant ! Mais que veux-tu, on récolte les fruits d'une politique laxiste depuis plus de trente ans. Quand j'ai passé mon examen en 1975, je devais présenter un mémoire et j'avais choisi comme sujet une cité construite au début des années soixante par la fondation de l'abbé Pierre pour reloger les sans abris ayant perdu leur logement durant la guerre (il était temps !). J'avais intitulé mon mémoire "La cité du bout du monde". Elle était coincée entre deux lignes ferroviaires, des champs de choux qui exhalaient une odeur pestilentielle, sans compter l'usine de traitement des eaux qui envoyait régulièrement des effluves tout aussi nauséabondes. Quand on a commencé à restaurer "Le vieux Tours", des dizaines de familles on dû déguerpir des anciens taudis devenus de somptueux appartements. Ils se sont alors retrouvés dans ce lieu assez sordide. Il y avait alors beaucoup de Portugais et d'Algériens. Tout ce petit monde vivait en relative harmonie (quelques rixes le samedi soir entre bandes, mais rien de bien méchant). Comme la cité ne bénéficiait d'aucun aménagement, c'est assez vite devenu la zone où même les cars ne s'y aventuraient plus suite aux caillassages en règle. Bref, la municipalité a entrepris de démolir par tranche les bâtiments et les gens ont alors été relogés en dehors de la ville, dans des zones bien délimitées. On venait de créer les ghettos que l'on connait aujourd'hui à la périphérie de la ville. Après ... On ferme les yeux comme si cela n'existait pas ! Ah si, j'oubliais, on se rappelle au bon souvenir de ces gens quand les élections approchent ! Un petit coup de Ripolin sur les murs de la cage d'escalier, quelques fleurs dans des jardinières, une balançoire dans le terrain vague qui sert de jardin d'enfants. Trente cinq ans que ça dure ! Et on s'étonne que ça pète ?
Écrit par : tinou | samedi, 19 août 2017
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