dimanche, 15 mars 2020
La vie à Milan en période de crise
Mon amie Catherine a une nièce qui depuis le mois de février était partie continuer ses études à Milan dans le cadre des échanges Erasmus. Elle raconte comment se déroule la vie dans la ville touchée par l'épidémie du coronavirus.
Elle a réussi à sortir in-extremis d'Italie et rejoindre sa famille. Voici son témoignage :
« Acceptée pour votre Erasmus à Milan ». Je n’ai jamais été aussi heureuse que lorsque j’ai lu ces quelques mots en décembre 2019, après de longues et fastidieuses démarches. Mais ce que je ne savais pas, c’est comment la situation liée au coronavirus, que nous trouvions amusante et cocasse, allait virer au cauchemar… Nous remercions Nymphéa, actuellement en quarantaine en France, pour son témoignage et lui souhaitons un retour rapide dans une société bien vivante.
« Acceptée dans le cadre d’Erasmus à Milan, je suis arrivée le 7 février 2020, au terme d’un voyage un peu compliqué à cause des grèves. Je n’eus pas trop de deux jours sans cours pour me remettre de ce petit périple. Puis, l’université commença ; et tout s’en est suivi : les rencontres, les sorties ; tant dans des bars que dans des parcs, les voyages aux alentours de la ville. C’était ça, la Bella Vita que je m’étais tant imaginée. Je pense que c’est aussi la soudaineté et la brusquerie de la suite des événements qui ont rendu la chose plus dure à vivre et à comprendre.
Comme le ciel qui nous tombe sur la tête. Le 22 février, revenant d’un « city tour » avec mes amis Erasmus, je me suis mise devant mon ordinateur comme à mon habitude, pour manger et siroter mon thé devant quelques vidéos. À 21 heures, mon téléphone a vibré une fois, deux fois, puis trente fois d’affilée. Interloquée, je l’ai pris : c’était la conversation avec mes amis Erasmus. La Lombardie, région dans laquelle la ville de Milan se trouve, comptait trois cas de coronavirus et l’université fermait ses portes pour une semaine. Cette nouvelle, tombée presque de nulle part, a ouvert la porte à de nombreux questionnements auxquels nous n’avions pas de réponses : le site de la faculté affichait un grand titre « Coronavirus » en page d’accueil, ajouté spécialement pour l’occasion, et servant à nous mettre à jour des dernières informations à ce sujet.
Mon premier réflexe fût d’appeler mes parents ; restés en France. Plutôt interloqués, avec une situation en France tout à fait calme, ils ne m’avaient pas du tout transmis de peur et s’étaient voulus rassurants. J’étais totalement de cet avis mais, malheureusement, nous ne nous rendions en fait pas compte de l’impact qu’avait cette nouvelle : c’était le début d’une véritable — et je pèse mes mots — descente aux enfers.
Le lendemain, dimanche 23, un communiqué officiel du gouvernement tombait. Y étaient relatées les mesures prises pour limiter la propagation : nous devions évidemment appliquer les mesures d’hygiène de base, mais un nouveau cap était franchi : les salles de sport, les musées, écoles, les lieux clos seraient désormais fermés. Le lendemain, j’ai cru bon d’aller faire des courses : Milan était une autre ville. Les magasins étaient dévalisés, presque vandalisés. Tout le monde portait des masques et des gants ; pour les caissiers, c’était obligatoire. Un vent d’angoisse commençait à souffler sur la ville, pas de panique, mais cette anxiété lourde et pesante qui se ressentait dans les regards de chacun. Pour mes amis et moi, la situation était plutôt cocasse et amusante qu’alarmante : pas de cours pendant une semaine, des rayons vides sauf ceux des pâtes sans gluten et des papis qui se protègent de la tête aux pieds : rien de bien méchant mais plutôt de quoi rigoler un peu. Et puis ça reviendrait vite à la normale, après tout !
Deux jours plus tard, un nouveau communiqué tombait. Je ne le savais pas encore, mais j’allais bientôt être suspendue à la parole de ce gouvernement, attendant ces fameux communiqués toutes les heures, rafraîchissant le site du ministère sans cesse. Ces communiqués allaient être mon seul espoir de sortir d’un enfer, la seule chose qui me tiendrait au courant de mon sort et du sort du pays. Le communiqué de ce jour donc, était loin de nous éloigner de l’enfer : un couvre-feu était désormais instauré de 18 heures à 6 heures du matin. C’étaient maintenant les bars, les restaurants et les boîtes de nuit qui fermaient, avec en prime l’armée dans les rues pour conseiller gentiment aux gens de rentrer chez eux si l’idée de rester dans la rue le soir leur venait.
Bon. La situation commençait à devenir longue, très longue. Nous voyions bien que c’était la même incompréhension pour tout le monde ; mais mes parents étaient à un niveau encore plus élevé : vous connaissez la règle des 500 kilomètres ? Hors d’un rayon de 500 kilomètres, nous peinons à nous mettre à la place de la situation de quelqu’un dans son pays ; c’est d’ailleurs pour cela que nous avons tant de mal à imaginer la douleur des pays en guerre actuellement. Cette règle n’avait jamais été aussi vraie : je vivais dans un monde parallèle, une troisième, quatrième dimension.
En France, personne ne me comprenait, ou même réalisait la gravité de ce qu’il se passait en Lombardie. Première semaine passée en confinement : pas de sorties, une bourse qui chute, des rues vides, des journées longues et fatigantes. Pourtant, aucun d’entre nous n’arrivait à dormir le soir ; et pour cause : nous ne bougions pas de la journée, si ce n’était de la cuisine à la chambre. La psychose s’installait lentement mais sûrement pour mes amis Erasmus et moi, enfermés chez nous avec comme seule musique la mélodie des informations qui tournaient en boucle sur les mêmes paroles : Coronavirus, coronavirus, coronavirus.
Nous pensions naïvement que la lumière au bout du tunnel arrivait et que cette première semaine ouvrirait enfin la porte à la liberté qui nous manquait tant. Nous n’avions en fait jamais eu de semaine aussi libre que cette première. La seconde, rythmée par les nouveaux communiqués, était l’une des plus dures mentalement. Chaque communiqué était un nouveau clou enfoncé et qui nous enfermait un peu plus chaque jour dans l’ennui. Je ne sais pas si quelqu’un est déjà décédé littéralement de l’ennui, mais je n’en étais pas loin. Ma vie se résumait à l’ennui, tourner en rond, en carré, ne voir personne et être prise d’une angoisse folle à chaque fois que j’essayais de fermer les yeux. Car même si l’on savait que nous, jeunes et forts, ne risquions rien, les informations autour de nous et le fait de voir les responsables (de l’université par exemple) si perdus ne nous aidait pas à y voir plus clair.
Nous ne savions pas où nous allions. Certains de mes amis souhaitaient braver le virus, affirmant que « Milano non si ferma », se réunissant dans l’un des seuls bars ouverts pour y partager un apéritif. Moi, je ne trouvais pas cela raisonnable et préférais les voir dans des espaces ouverts : sur les quais, dans les parcs. Cette routine : lever, petite sortie du jour, rentrer commençait à m’aller et j’avais l’impression de sortir peu à peu de l’enfer, de me diriger vers la fin de ce confinement. Les Milanais commençaient également à ressortir, nous nous disions tous que nous en avions assez fait et que cela devrait bien suffire à arrêter la propagation. Avec une amie, nous avions tout de même réservé un billet pour la semaine suivante afin d’aller dans le Sud de l’Italie, où la zone était moins à risques. J’avais besoin de visiter des choses, et surtout d’aller me défouler en salle de sport, celles sur Milan étant toujours closes.
Mes parents, curieux de savoir si j’allais pouvoir me déplacer, venant de Milan, m’avaient demandé : « Tu pourras quitter Milan ? ». J’avais répondu que oui, bien sûr, nous n’étions pas en quarantaine non plus ! Le destin a dû bien rigoler en entendant cette phrase. Deux jours plus tard, vendredi, fin de ma banale journée de confinement. J’avais pu sortir un peu, voir quelques amis (que je n’embrassais jamais, nous gardions toujours un mètre de contact entre nous). À 22 heures, alors que je m’apprêtais à aller me coucher, j’ai reçu un appel. C’était une amie et voisine, Selina, ne me laissant pas le temps de placer un « ça va ? ». Elle me laissa comprendre entre trois phrases bancales que nous avions une heure pour prendre nos affaires nécessaires, dire adieu à notre vie milanaise, nos amis, et rejoindre la frontière la plus proche. Passé minuit, nous serions enfermés à Milan et faits comme des rats.
Un branle-bas de combat n’est pas un mot assez fort pour désigner ce qui s’est passé cette nuit-là. Cette nuit, elle mériterait un film. L’Italie était passée de 3 cas à 10 000 en deux semaines. Je n’ai pas eu le temps de me demander une seule fois ce qui m’arrivait, j’ai dû prendre mes papiers et trois pulls, mon masque et mes gants, et courir en direction de la voiture de Selina. Dans la rue, alors que la nouvelle de la quarantaine à venir commençait à se propager plus vite que le virus, des gens couraient avec leurs valises en direction de la gare centrale. Objectif : rejoindre le sud de l’Italie, hors Lombardie. Nous, c’était direction la frontière Suisse.
Cette frontière maudite, nous l’avons passée à 23h58, en roulant devant les entrées qui étaient, elles, déjà bloquées. Nous avons ensuite fait 8 heures de route, direction le Luxembourg. Pas le temps de souffler, de se poser, de réfléchir, de pleurer. Nous avons pris une décision radicale que d’autres de nos amis n’ont pas osé prendre. Ils se retrouvent désormais bloqués dans une ville fantôme. Bloqués est un faible mot, car c’est maintenant toute l’Italie qui est sous quarantaine. Mes amis peuvent être soumis à une amende s’ils sont dans la rue sans « bonne raison ».
Les enterrements sont annulés, les magasins d’approvisionnement ouverts une heure par jour, laissant rentrer les gens par groupe de trois et se tenant à un mètre de distance les uns des autres. Je me sens triste, coupable d’avoir laissé mes amis dans cet enfer mais je me sens aussi en colère contre le gouvernement français qui ne m’a pas forcée à me mettre en quarantaine. Lorsque j’ai appelé le numéro spécial, on m’a conseillé de simplement « prendre ma température ». En arrivant ici, j’ai réalisé pourquoi mes parents avaient tant de mal à se mettre à ma place.
Ce n’est même pas une autre dimension, c’est un autre univers. Personne n’a l’air inquiété, ni même conscient. Difficile à croire après avoir vécu une telle psychose italienne. Je me suis mise en quarantaine moi-même, car je pense que c’est un devoir civique. L’ennui est donc toujours mon meilleur ami, à défaut de pouvoir voir ceux que je m’étais faits en Erasmus. Je n’ai toujours pas réalisé ce qui s’était passé mais ce qui est sûr, c’est que jamais je ne me le serais imaginé lorsque j’avais lu cette simple phrase : « acceptée pour votre Erasmus à Milan ».
Nymphéa
16:26 Publié dans Evènementiels | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : coronavirus, italie, milan