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mardi, 20 novembre 2007

La tête Moaï du musée Branly

Peut-être avez-vous déjà eu l'occasion de visiter le nouveau musée des arts primitifs sur le quai Branly ?  Dans l'affirmative, vous avez pu voir l'immense tête d'une statue Moaï, provenant de l'île de Pâques. Cette tête était auparavant au musée de l'Homme.

435688a565bd539f5c7dfd4b505055ec.jpgSi je vous parle aujourd'hui de cette sculpture ( que je n'ai pas vue ), c'est tout simplement parce que je viens de commencer la lecture des "Voyages" de Pierre Loti ( Julien Viaud de son vrai nom) - un livre de plus de 1500 pages regroupant une grande partie de ses notes de voyages à travers le monde de 1872 à 1913- et que le premier récit concerne justement sa découverte de l'île de Pâques en janvier 1872.

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« 3 janvier 1872

A huit heures du matin, la vigie signale la terre, et la silhouette de l'île de Pâques se dessine légèrement dans la direction du nord-ouest. La distance est grande encore, et nous n'arriverons que dans la soirée, malgré la vitesse que les alizés nous donnent.(...)

Nous y allons, nous, pour l'explorer, et pour y prendre, si possible, une des antiques statues de pierre, que notre amiral voudrait rapporter en France.

Lentement, elle s'approche et se précise, l'île étrange ; sous le ciel assombri de nuages, elle nous montre des cratères rougeâtres et des rochers mornes. Un grand vent souffle et la mer se couvre d'écume blanche.(...)

Rapa-Nui est le nom donné par les indigènes à l'île de Pâques, et, rien que dans les consonances de ce mot, il y a, me semble t-il, de la tristesse, de la sauvagerie et de la nuit... Nuit des temps, nuit des origines ou nuit du ciel, on ne sait trop de quelle obscurité il s'agit ; mais il est certain que ces nuages noirs, dont le pays s'enténèbre pour nous apparaître, répondent bien à l'attente de mon imagination.

A quatre heures du soir enfin, à l'abri de l'île, dans la baie où Cook vint mouiller jadis, notre frégate replie ses voiles et jette ses ancres. Des pirogues alors se détachent du singulier rivage et se dirigent vers nous, dan sle vent déchaîné. (...) »

Pierre Loti décrit ensuite sa rencontre avec la population, les échanges de cadeaux, la difficulté à communiquer, la découverte des statues, les interrogations qu'elles suscitent.

Puis vient le jour de l'expédition :

5 janvier

... A midi, l'expédition est prête à aller chercher la grande idole. Dans la chaloupe de la frégate, on a embarqué d'énormes palans, une sorte de chariot improvisé et une corvée de cent hommes, sous la conduite d'un lieutenant de vaisseau. (...)

Très chargée, la chaloupe a du mal à franchir les récifs, par une passe nouvelle, qui nous fera accoster dans une baie plus voisine du maraï. Nous arrivons tout de même, mais on s'inquiète de ce que sera le retour, avec le poids de l'idole en plus, et il faudra sûrement faire deux voyages pour ramener les cent matelots.

7c6e08f514b7f3448a5097be9cea01bf.jpgLes indigènes se sont réunis en masse sur la plage et poussent des cris perçants pour nous recevoir. Depuis hier, la nouvelle de l'enlèvement prochain de la statue s'est répandue parmi eux, et ils sont accourus de toute part pour nous regarder faire : il en est venu même de ceux qui habitent la baie de La Pérouse, de l'autre côté de l'île ; aussi voyons-nous beaucoup de figures nouvelles.

Le lieutenant de vaisseau qui commande la corvée tient à ce que les cent hommes s'acheminent vers le maraï en rangs et au pas, les clairons sonnant la marche ; cette musique jamais entendue met la peuplade entière dans un état de joie indescriptible, et ils deviennent difficiles à tenir en bon ordre, les matelots, avec toutes ces belles filles demi nues, qui autour d'eux gambadent et s'amusent. 

Au maraï, par exemple, il n'y a plus de discipline possible : cela devient une folle confusion de vareuses de marine et de chairs tatouées, une frénésie de mouvement et de tapage : tout ce monde se frôle, se presse, chante, hurle et danse. Au bout d'une heure, à coups de pinces et de leviers, tout est bousculé, les statues plus chavirées, plus brisées, et on ne sait pas encore laquelle sera choisie.

b22eebce97d71aa8f07f625ffc32364f.jpgL'une, qui parait moins lourde et moins frustre, est couchée la tête en bas, le nez dans la terre ; on ne connaît pas encore sa figure, et il faut la retourner pour voir. Elle cède aux efforts des leviers manœuvrés à grands cris, pivote autour d'elle-même et retombe sur le dos avec  un bruit sourd. Son retournement et sa chute donnent le signal d'une danse plus furieuse et d'une clameur plus haute. Vingt sauvages lui sautent au ventre et y gambadent comme des forcenés... Ces vieux morts des races primitives, depuis qu'ils dorment là sous leur tumulus, n'ont jamais entendu pareil vacarme, si ce n'est peut-être quand ces statues ont perdu l'équilibre, secouées toutes ensemble par quelque tremblement de terre, ou bien tombant de vieillesse, une à une, le front dans l'herbe.

C'est bien celle-là, décidément, la dernière touchée et retournée, que nous allons emporter ; non pas tout son corps, mais seulement sa tête, sa grosse tête qui pèse déjà quatre ou cinq tonnes  ; alors, on se met en devoir de lui scier le cou. Par bonheur, elle est en une sorte de pierre volcanique assez friable, et les scies mordent bien, en grinçant d'une manière affreuse...

Ayant terminé, dans la bousculade, mes croquis pour l'amiral, je m'en vais, moi  : la fin de la manœuvre et l'embarquement de la statue massacrée ne m'intéressent plus. »  

On sent bien ici que Pierre Loti n'approuve pas ce pillage. Et pourtant, il devra jouer encore les intermédiaires dans une ultime tractation :

« 7 janvier

A quatre heures du matin, je suis en route, dans la baleinière de l'amiral. (...) On ne pensait plus me revoir, ni moi ni aucun de nous. Grands cris de joie. On court chez le vieux chef, l'avertir que c'est à lui que j'ai affaire, et que c'est pressé. Il sort au-devant de moi. Le marché lui agrée. En échange de son idole, que deux de mes matelots emportent sur leurs mains nouées en chaise, je lui livre la belle redingote de l'amiral et il l'endosse sur-le-champ.

Pas de temps à perdre. Il faut redescendre à la course vers la plage. En peu d'instants, mes amis sont tous sur pied pour me voir encore. Houga, éveillé en sursaut, se présente enveloppé d'un manteau en écorce d'arbre, et puis j'entends derrière moi accourir Atamou, et enfin Petero, le maigre farfadet. Ce sont bien nos derniers adieux, cette fois-ci ; dans quelques heures l'île de Pâques aura disparu pour toujours. Et vraiment un peu d'amitié avait jailli entre nous, de nos différences profondes peut-être, ou bien de notre enfantillage pareil.

Il fait presque jour quand je me rembarque dans la baleinière, avec l'idole. Mes cinq amis restent sur la grève, pour me suivre jusqu'à perte de vue. Seul le vieux chef, qui était descendu pour me reconduire, remonte lentement vers sa case — et, le voyant si ridicule et lamentable avec sa redingote d'amiral d'où sortent deux longues jambes tatouées, j'ai le sentiment de lui avoir manqué de respect, en concluant ce marché, d'avoir commis envers lui une faute de lèse-sauvagerie. »

Quel magnifique récit de voyage ! Après ça, je n'ai plus envie de découvrir l'île de Pâques du XXIe siècle. Je sais par avance que je serai terriblement déçue. C'est devenu un lieu branché pour les surfeurs...

Mais quand j'irai visiter le musée du quai Branly,  en regardant la tête Moaï,  je ne pourrai pas m'empêcher d'avoir une certaine nostalgie en repensant à ce récit.

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