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vendredi, 07 janvier 2011

10. Horreur et fascination -3-


podcast

Pierre Loti change de lieu :

« Cent lieues plus loin vers le nord. Depuis O… , les déserts succédaient aux déserts. La terre semblait maudite. Sous une couche de cendre blanchâtre, comme semée par quelque éruption volcanique immense, tout ce qui avait été jungles, villages ou cultures se confond en une même teinte morne. Et enfin voici, après tant de désolations, une ville qui parait en pleine activité orientale et charmante. Les avenues qui viennent aboutir à ses hauts remparts crénelés, à ses portes ogivales, sont peuplées de cavaliers en robe blanche, de femmes en longs voiles jaunes ou rouges, de chars à bœufs, de files de chameaux en harnais de fête : des couleurs et de la vie, comme aux temps d’abondance […]

La première porte franchie, il en apparait une autre, découpée dans une muraille intérieure qui est peinte en rose jusqu’à la pointe de ses créneaux — en rose de ruban, avec un semis de fleurs blanches [… ] Et sur l’épaisse poussière des tas humains sont là encore, noirâtres et comme vautrés dans de la cendre, plus affreux devant le rose charmant et les bouquets de ce mur. On dirait des squelettes sur lesquels de la basane serait collée ; les ossatures s’indiquent avec une précision horrible ; les rotules et les coudes font de grosses boules, comme des nœuds sur des bâtons, et les cuisses, qui n’ont qu’un os, sont plus minces que les bas de jambes qui en ont deux. Il y en a de groupés par famille, et il y en a d’isolés qu’on abandonne ; les uns agonisent, étendus en croix ; les autres se tiennent encore accroupis, immobiles et stupides, avec des yeux de fièvre et des lèvres retirées sur des dents longues. Dans un coin, une vieille femme sans chair, probablement seule au monde, pleure, en silence, sur des guenilles.

Quand enfin, au sortir de ces doubles portes, l’intérieur de la ville se découvre, c’est une surprise et un enchantement. […]

Des rues d’un kilomètre de long, alignées au cordeau, larges comme deux fois nos boulevards et bordées de hauts palais dont la fantaisie orientale a varié les façades à l’infini. Nulle part plus extravagante superposition de colonnades, d’arceaux festonnés, de tours, de balcons, de miradors. Tout cela pareillement rose, tout cela d’une même teinte d’étoffe ou de fleur ; et la moindre moulure, la moindre arabesque, relevée d’un filet blanc. Sur les parties sculptées, on dirait qu’on a cloué des passementeries blanches, tandis que, sur les parties plates, reprend l’éternel camaïeu avec ses mêmes bouquets surannés.

Et tout le long de ces rues s’agitent des foules, dans un immense éblouissement de couleurs.

Des marchands par milliers, ayant par terre leur étalage d’étoffes, de cuivre et d’armes, encombrent les deux côtés des trottoirs, tandis que parmi eux se démènent les  femmes, aux voiles bariolés de grands dessins fantasques et aux bras nus cerclés d’anneaux jusqu’à l’épaule. […]

Et des gens promènent en laisse, pour leur donner l’habitude du monde, les panthères apprivoisées du roi, qui marchent sournoises et comiques, coiffées de petits bonnets brodés, avec une rosette sous le menton, posant l’une après l’autre leurs pattes de velours avec des précautions infinies, comme par peur de casser des œufs. Pour plus de sûreté, on les tient aussi par leur queue annelée, et quatre serviteurs encore les suivent en cortège.

Au carrefour central, où les plus belles rues viennent aboutir, le luxe si particulier de cette ville arrive à ses plus étranges effets. […]

 

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Rose et semée de fleurs blanches, la façade du palais du Roi, qui dépasserait en hauteur nos façades de cathédrale, et qui est la répétition, la superposition d’une centaine de kiosques pareils, ayant chacun les mêmes colonnades, les mêmes grillages, les mêmes petits dômes compliqués — avec, tout en haut, des oriflammes aux couleurs du royaume, que le vent desséchant fait claquer dans l’air. Roses à bouquets blancs, les palais, les maisons, qui de tous côtés s’alignent en fuite vers les lointains poudreux des rues.

 

La foule est là plus parée de bijoux, plus animée, à ce carrefour, plus bruyante, dans toute la diversité de ses couleurs de fête. Plus nombreux aussi, les rôdeurs de la faim — les petits enfants surtout, car au milieu de cette place on fait cuire en plein vent des gâteaux de riz, des galettes au sucre et au miel, et cela les attire ; on ne leur en donne pas, bien entendu, mais ils demeurent quand même, tout tremblants de faiblesse sur leurs petites jambes, et les yeux dilatés dans la fiévreuse convoitise des pâtisseries. […]

Et, au-dessus de la clameur des foules, il y a la clameur des corbeaux, sur les toits et dans l’air assemblés par milliers. Cet éternel ensemble de croassements qui … domine tous les autres bruits terrestres, s’enfle ici en crescendo, arrive à un vrai délire : les temps de la famine, quand on commence à sentir partout l’odeur de la mort, sont des temps d’abondance et de joie pour les corbeaux, les vautours et les mouches. […]

C’est maintenant la brusque tombée du jour ; le camaïeu rose à bouquets blancs commence de pâlir partout à la fois, sous un ciel couleur de pervenche, tellement saturé de poussière que la lune argentée y paraît blême. Les tourbillons d’oiseaux noirs s’abattent ensemble pour dormir ; sur les corniches des palais roses, ils s’alignent, innombrables, pigeons et corbeaux, à se toucher, formant de longs cordons sombres. Mais des vautours et des aigles s’attardent en l’air et planent encore. Et les singes libres, qui habitent sur les maisons, se poursuivent, très agités à l’heure du couchage, hauts sur pattes et queue relevée, petites silhouettes étranges qui courent au bord des toits.[…]singes.jpg.jpg

Les marchands se hâtent de replier leurs étoffes multicolores, de ramasser dans des corbeilles leurs cuivres brillants, leurs plateaux et leurs vases. Ils regagnent leurs demeures, découvrant peu à peu les groupes de décharnés qui gisaient parmi leurs gais étalages. Ces derniers vont demeurer seuls ; pendant la nuit, ils seront les maîtres du pavé.

Ils s’isolent, les groupes agonisants ; autour d’eux, le vide se fait et les révèle plus nombreux. Bientôt on ne verra plus que leurs formes cadavériques et leurs guenilles, dont le sol restera jonché.»

À suivre

 

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