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vendredi, 21 novembre 2014

214. Un lieu, un livre


podcast

— Je vous souhaite la bienvenue. Mon nom est Paul Eppstein et je suis le doyen des Juifs de notre petite ville, votre nouvelle demeure, Theresienstadt.

Le regard de l’homme  nous survole rapidement. Il se met à parler incroyablement vite, et nous avons du mal à suivre le flot d’informations qu’il nous débite ensuite.

Theresienstadt  est la ville que le Führer nous a donnée, à nous, les Juifs d’Europe. La ville, qui fut jadis ville de garnison, a été édifiée par l’empereur Joseph II et baptisée du nom de sa mère bien-aimée, Maria Theresa. Vous serez sans doute heureux d’apprendre que Theresienstadt se trouve en dehors de la juridiction de l’État allemand. Ici, nous prenons nos propres décisions, et tout fonctionne selon des lois que nous édictons nous-mêmes. Le pouvoir exécutif est entre les mains du Conseil des Anciens qui administre la banque de Terezin, son bureau de logement, ses commerces et son propre tribunal […]

Et je suis sûr que vous vous sentirez rapidement chez vous à Theresienstadt, que les gens de la région appellent d’ailleurs Terezin. Je rappelle à ceux qui ont des enfants que nous disposons d’une école, et de nombreux lieux de divertissement bien agréables quand nous rentrons du travail le soir. Nous avons des théâtres, nous organisons des concerts, des conférences et même un bal musette. Comme vous pouvez le constater, vous ne pourrez bientôt plus vous passer de notre belle petite ville. [ … ]

Bahnhofstrasse. Le nom de la rue est peint en lettres grossières sur le mur brun et sale. Il y a tant de monde, une véritable foule, des gens me bousculent, me poussent, me marchent sur les pieds. Ils ne se regardent pas entre eux. Quand je parviens enfin à croiser un regard dans la masse, c’est un regard sans expression, sans désir de rencontrer le mien. Des visages sans sourire, fermés comme des miroirs. Une odeur doucereuse monte des détritus accumulés dans le caniveau et se mélange aux effluves gris de la fumée de charbon de bois qui coulent dans la rue, aux odeurs corporelles, transpiration, urine de tous ces êtres qui constamment de frottent à moi. Je sens leur haleine fétide quand ils me frôlent, une haleine qui trahit des intestins privés d’aliments. Je les déteste instinctivement. J’ai envie de les pousser loin de moi, de sortir de cet air vicié, de retraverser le baraquement où on nous a accueillis, de courir dans les champs, de respirer librement. Un homme me heurte si fort  que je lâche mon sac. Quand je me relève après l’avoir ramassé, l’homme a déjà disparu, et une foule sans visage m’entraîne à l’intérieur du ghetto.

Quelques pâtés de maisons plus bas, la rue bifurque vers la droite et une palissade la traverse de part en part. Je longe la palissade  jusqu’à ce que je parvienne à une grande place allongée entourée de maisons crépies en jaune. Devant les maisons poussent des chênes maigres et dégarnis, tendant leurs branches comme des doigts noueux qui se rejoignent au sommet. Cette place a sans doute été jolie jadis, quand la ville de garnison a été bâtie, mais à présent elle a l’apparence obscène d’un poumon disséqué.

Au milieu de la place on a dressé une sorte de tente de cirque. Des hommes y pénètrent en transportant des planches et en ressortent avec des cercueils  qu’ils empilent à l’autre bout de la place. Derrière la tente se trouve l’église avec son clocher que j’avais vue quand nous étions encore dans le train. Bien que la nuit approche, l’horloge de l’église indique toujours deux heures.

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Morten Brask, Terezin Plage.

 

 

 

En lisant ce passage, je me revois sur cette place ; c’était en août 2003.

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La ville semblait vide d’habitants et après la visite du musée, j’étais partie me promener sur cette petite place. Mais très vite je fus envahie par un sentiment de malaise, j’eus la sensation d’être entourée d’une foule invisible, et malgré le silence glacial qui régnait en ce lieu, j’eus comme l’impression d’entendre des plaintes, des faibles gémissements qui provenaient des tréfonds. Une terrible angoisse s’empara alors de moi et je quittai prestement ce lieu sinistre.

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Je ne peux terminer cette note sans avoir une pensée pour Robert Desnos, mort au camp de Terezin en 1945.

Quelques jours avant son arrestation, il écrivait:

Ce que j'écris ici ou ailleurs n'intéressera sans doute dans l"avenir que quelques curieux espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes. Les poèmes pour enfants auront survécu un peu plus longtemps que le reste. J'appartiendrai au chapitre de la curiosité limitée. Mais cela durera plus longtemps que beaucoup de paperasses contemporaines.

Aujourd'hui, les enfants des écoles récitent-ils encore ses poèmes ?

Pour en savoir davantage :

 — Le camp de concentration de Theresienstadt

— Robert Desnos

Commentaires

Récit bouleversant et très intéressant , bises

Écrit par : Juju | vendredi, 21 novembre 2014

Oui, on apprend encore dans les (certaines) écoles les poèmes pour enfants de Desnos. Mon petit-fils, cinq ans, récite admirablement La Fourmi, en attendant d'apprendre L'Oiseau du Colorado... et peut-être, un jour, Maréchal Ducono !

Écrit par : Simon Boussiron | samedi, 22 novembre 2014

Les commentaires sont fermés.