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mercredi, 26 novembre 2014

215. Un lieu, un livre -2-


podcast

La mer Morte et le Jourdain

Samedi 7 avril 1894

Les plans de montagnes continuent de s’abaisser vers cette étrange et unique région, située au-dessous du niveau des mers et où sommeillent des eaux qui donnent la mort. Il semble qu’on ait conscience de ce qu’il y a d’anormal en ce dénivellement, par je ne sais quoi  de singulier et d’un peu vertigineux que présentent ces perspectives descendantes. [ … ]

Vers trois heures, des régions élevées où nous sommes encore, nous découvrons en avant de nous la contrée plus basse que les mers et, comme si nos yeux avaient conservé la notion des habituels niveaux, elle nous semble, en effet, n’être pas une plaine comme les autres, mais quelque chose de trop descendu, de trop enfoncé, un grand affaissement de la terre, le fond d’un vaste gouffre où la route va tomber.

Cette contrée basse a des aspects de désert, elle aussi, des traînées grises, miroitantes, comme des champs de lave ou des affleurements de sel ; en son milieu, une nappe invraisemblablement verte, qui est l’oasis de Jericho — et, vers le sud, une étendue immobile, d’un poli de miroir, d’une triste teinte d’ardoise, qui commence et qui se perd au loin sans qu’on puisse la voir finir : la mer Morte, enténébrée aujourd’hui par tous les nuages des lointains, par tout ce qui pèse là-haut de lourd et d’opaque sur la rive du Moab. [ … ]

Quand nous sommes tout en bas dans la plaine, une accablante chaleur nous surprend ; on dirait que nous avons parcouru un chemin énorme du côté du sud, er, tout simplement, nous sommes descendus de quelques centaines de mètres vers les entrailles de la terre ; c’est à leur niveau abaissé que ces environs de la mer Morte doivent leur climat d’exception. [ … ]

 Dimanche 8 avril 1894

On sait que les géologues font remonter aux premiers âges du monde l’existence de la mer Morte ; ils ne contestent pas cependant qu’à l’époque de la destruction des villes maudites, elle dut subitement déborder, après quelque éruption nouvelle, pour couvrir l’emplacement de la Pentapole moabitique. Et c’est alors que fut engloutie toute cette vallée des Rois, où s’étaient assemblés, contre Chodorlahomor, les rois de Sodome, de Gomorrhe, d’Adama, de Séboïm et de Ségor (Genèse, XIV,3) ; toute cette plaine de Siddim  qui paraissait un pays très agréable, arrosé de ruisseaux comme un jardin de délices  ( Genèse, XIII, 10 ).  Depuis ces temps lointains, cette mer s’est quelque peu reculée, sans cependant changer sensiblement de forme. Et, sous le suaire de ses eaux lourdes, inaccessibles aux plongeurs par leur densité même,dorment d’étranges ruines, des débris qui, sans doute, ne seront jamais explorés ; Sodome et Gomorrhe sont là, ensevelies dans ses profondeurs obscures …

De nos jours, la mer Morte, terminée au nord par les sables où nous cheminons, s’étend sur une longueur de 80 kilomètres, entre deux rangées de montagnes parallèles : au levant, celles du Moab, éternellement suintantes de bitume, qui se maintiennent ce matin dans des violets sombres ; à l’ouest, celles de Judée, dune autre nature, tout en calcaires blanchâtres, en ce moment éblouissantes de soleil. Des deux côtés la désolation est aussi absolue ; le même silence plane sur les mêmes apparences de mort.

Cependant, sur la sinistre grève où nous arrivons, la mort s’indique, vraiment imposante et souveraine. Il y a d’abord, comme une ligne de défense qu’il faut franchir, une ceinture de bois flottés, de branches et d’arbres dépouillés de toute écorce, presque pétrifiés dans les bains chimiques, blanchis comme des ossements, et on dirait des amas de grandes vertèbres. Puis, ce sont des cailloux roulés, comme au bord de toutes les mers ; mais pas une coquille, pas une algue, pas seulement un peu de limon verdâtre, rien d’organique, même au degré le plus inférieur ; et on n’a vu cela nulle part, une mer dont le lit est stérile comme un creuset d’alchimie ; c’est quelque chose d’anormal et de déroutant. Des poissons morts gisent ça et là, durcis comme les bois, momifiés dans le naphte et les sels ; poissons du Jourdain que le courant a entraînés ici et que les eaux maudites ont étouffés aussitôt.  

Et devant nous, cette mer fuit, entre ses rives de montagnes désertes, jusqu’à l’horizon trouble, avec des airs de ne pas finir. Ses eaux blanchâtres, huileuses, portent des taches de bitume étalées en larges cernes irisés. D’ailleurs, elles brûlent, si on les boit, comme une liqueur corrosive ; si on y entre jusqu’aux genoux, on a peine à y marcher, tant elles sont pesantes ; on ne peut y plonger ni même y nager dans la position ordinaire, mais on flotte à la surface comme une bouée de liège. Jadis, l’empereur Titus y fit jeter, pour voir, des esclaves liés ensemble par des chaînes de fer, et ils ne se noyèrent point.

Du côté de l’est, dans le petit désert de ces sables où nous venons de marcher pendant deux heures, une ligne d’un beau vert d’émeraude serpente, un peu lointaine, très surprenante au milieu de ces désolations jaunâtres ou grises, et finit par aboutir à la plage funèbre : c’est le Jourdain, qui arrive entre ses deux rideaux d’arbres, dans sa verdure d’avril toute fraîche, se jeter dans la mer Morte.

Encore une heure de route, à travers les sables et les sels, pour atteindre ce fleuve aux eaux saintes.

Les montagnes de la Judée et du Moab commencent à s’enténèbrer , comme hier, sous des nuées d’apocalypse. Là-bas, tous les fonds sont noirs et le ciel est noir, au-dessus du morne étincellement de la terre. Et, en chemin, voici qu’un muletier syrien de Beyrouth — grand garçon naïf d’une quinzaine d’années que nous avons loué à Jérusalem, avec sa mule, pour porter notre bagage — se met à fondre en larmes, disant que nous l’avons emmené ici pour le perdre, nous suppliant de revenir en arrière. Il n’avait encore jamais vu les parages de la mer Morte, et il est impressionné par ces aspects inusités ou hostiles ; il est pris d’une espèce d’épouvante physique du désert ; alors, nous devons le rassurer comme un petit enfant.

Quelques ruisseaux, bruissant sur le sable et les pierres, annoncent d’abord l’approche du fleuve. Puis, subitement, l’air s’emplit de moustiques et de moucherons noirs, qui s’abattent sur nous en tourbillons aveuglants. Et, enfin, nous atteignons la ligne de fraîche et magnifique verdure qui contraste d’une façon si singulière avec les régions d’alentour : des saules, des coudriers, des tamarisques, de grands roseaux emmêlés en jungle. Entre ces feuillages, qui le voilent sous leur épais rideau, le Jourdain roule lourdement vers la mer Morte ses eaux jaunes et limoneuses ; c’est lui qui, depuis des millénaires, alimente ce réservoir empoisonné, inutile et sans issue. Il n’est plus aujourd’hui qu’un pauvre fleuve quelconque du désert ; ses bords se sont dépeuplés de leurs villes et de leurs palais ; des tristesses et des silences infinis sont descendus sur lui comme sur toute cette Palestine  à l’abandon. À cette époque de l’année, quand Pâques est proche, il reçoit encore de pieuses visites ; des hordes de pèlerins, accourus surtout des pays du Nord, y viennent, conduits par des prêtres, s’y baignent en robe blanche comme les chrétiens des premiers siècles et emportent religieusement, dans leurs patries éloignées, quelques gouttes de ses eaux, ou un coquillage, un caillou de son lit.  Mais après, il redevient solitaire pour de longs mois, quand la saison des pèlerinages est finie, et ne voit plus de loin en loin passer que quelques troupeaux, quelques bergers arabes moitié bandits.

Extrait de «  Jérusalem »  de  Pierre Loti.

Septembre 2014 :

La superbe route qui nous conduit jusqu’à la mer Morte descend brutalement vers des profondeurs insoupçonnées.

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À mi-chemin, nous nous arrêtons pour photographier le panneau indiquant que nous sommes exactement au niveau des mers, puis la descente continue. Lorsque nous sortons enfin du car, nous sommes saisis par une chaleur suffocante et pas le moindre souffle d’air ! Nous ressemblons à ces malheureux poissons échoués sur un rivage et qui ouvrent désespérément leur bouche. Voici bientôt les bords de la mer Morte ; il est bien loin le désert décrit par Loti. Ici ce ne sont que constructions, centres de soins, hôtels luxueux, belles résidences, magasins pour touristes.

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Après le déjeuner, certains sont allés faire trempette pour tester la flottaison.

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Une épaisse couche de sel s’est amoncelée sur les bords et je me contenterai d’un bain de pieds. Puis je ramasse un galet pour ma collection.

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Quant au Jourdain, peut-on encore parler d’un fleuve en voyant ce minuscule filet d’eau serpenter entre les roseaux ? 

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L’eau n’arrive même plus à l’endroit où Jésus fut baptisé.

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Mais ce qui n’a pas changé depuis le passage de Pierre Loti, c’est la visite du lieu par les pèlerins. Peut-être même sont-ils aujourd’hui plus nombreux ; une récente mosaïque nous rappelle que Jean-Paul II fut un de ces pèlerins. 

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