jeudi, 15 octobre 2009
366. Le papillon de mite
J’espère que vous avez toujours le paquet de Kleenex à portée de mains car vous allez probablement en avoir encore l’utilité !
Comme toutes les grandes villes, Istanbul a son lot de mendiants, de miséreux, d’estropiés qui affichent leurs monstruosités, accroupis sur le trottoir. Comme partout, les gens passent indifférents. Indifférents n’est peut-être pas le terme exact, disons que les gens détournent le regard par gêne ou par crainte d’être horrifiés par le spectacle des infirmités exposées ainsi.
Chaque soir lorsque j’allais dîner au bord de l’avenue, j’ai eu l’occasion d’en voir un certain nombre. Il y eut tout d’abord une femme avec ses deux enfants. Elle avait un bébé dans les bras et une petite fille d’à peine six ans marchait derrière elle. Au moment où elles sont passées devant le restaurant, la petite s’est approchée furtivement de la table voisine pour quémander du pain. Lorsque le serveur l’a vue, il s’est empressé de la chasser.
Le lendemain, de l’autre côté de la chaussée, il y avait un mendiant accroupi. Il observait le va-et-vient des clients. Tout à coup, il a traversé la rue et il est venu me demander de l’eau. Il avait soif. Je n’avais encore rien sur la table, si ce n’est un verre en plastique contenant de l’’eau. Je lui ai donc donné mon verre ainsi que quelques cigarettes.
Le dernier soir, alors que j’avais fini mon repas et que je prenais un café, est apparue une masse informe, marchant sur la chaussée et traînant derrière elle un énorme sac poubelle, à moitié éventré d’où s’éparpillaient toute sortes de détritus : cannettes, bouteilles en plastique, vieux papiers, vieux chiffons, épluchures diverses. Des ordures en somme. L’homme –car il s’agissait bien d’un homme- s’est alors arrêté à mon niveau, mais il me tournait le dos. Il était vêtu de haillons, ce qui lui servait de pantalon laissant paraître tout l’arrière des cuisses. Il s’était arrêté soudainement et semblait figé. Je le voyais maintenant de profil. Il n’y avait pas la moindre lueur dans son regard, sur ce visage tout noir de crasse. Une fois de plus, je n’avais plus rien sur ma table. Je me suis levée et lui ai donné des cigarettes ainsi que quelques pièces. Il a fallu que je lui écarte les doigts pour lui mettre les pièces dans la main. Quels malheurs l’ont conduit à n’être plus qu’une chose informe ? Un jour, on le retrouvera probablement dans le caniveau, mort. Ce soir-là, son image s’est gravée à jamais dans mon esprit et j’ai eu bien du mal à trouver le sommeil.
Dans «Constantinople fin de siècle», Pierre Loti évoque le souvenir pénible d’un pauvre enfant aperçu sur le pont de Galata :
«Dans ma maison familiale, — dans mon logis particulier qui est comme un coin d’Orient ancien, — un soir terne et voilé de printemps, entre les rideaux sombres et presque fermés, une lueur de crépuscule se glisse, triste, dessinant une longue raie dans l’air obscur.
Des plis d’une tenture murale en velours rouge, brodée d’archaïques dessins d’or, quelque chose d’infiniment petit s’échappe, comme attiré vers cette traînée mourante de jour, et, une fois là, se met à voltiger follement : un à peine visible papillon gris, un fétu ailé, qui sans doute vient d’éclore au renouveau si pâle de cette année.
La saison d’avant, tandis que je courais les mers chinoises, il avait été quelque affreux petit ver, rongeant en sournois la trame du velours précieux dans la continuelle obscurité et le continuel silence de cet appartement.
Et, aujourd’hui, une vie toute neuve grisait cet atome, et ce peu d’espace lui semblait grand, et cette pénombre lui semblait de la lumière. C’était son heure jeune, et son heure exubérante, et son heure d’amour, et le but et le couronnement de toute son inférieure existence de larve. Vite, vite, dans le délire d’exister, il agitait ses ailes de soyeuse poussière, pour décrire ces petites courbes gaies et fantasques…
En passant, je le fis tomber d’une pichenette irréfléchie. Alors, par terre, sur le rouge pourpre d’un tapis oriental, je distinguai de nouveau son petit corps abattu, secoué du tremblement de la fin, — et, par pitié, pour replonger sans plus de souffrance ce rien dans le néant de tout, je posai le pied sur sa microscopique agonie…
Après, je restai songeur une minute … Qu’est-ce donc que cela me rappelait ? Quelque chose d’à peu près semblable, une sorte d’agitation, de papillonnement gris pareil, m’ayant causé jadis, ailleurs, une courte mélancolie de même ordre, mais plus vive… Où donc avais-je vu ça ?
Ah ! Oui ! … À Constantinople, un soir d’avril terne comme celui-ci, sur le pont de bois qui réunit Stamboul à Péra !... Je passais, à la tombée d’une journée de printemps, brumeuse comme aujourd’hui. Tous les mendiants qui hantent ce lieu étaient à leurs postes ; le long des rampes, leurs figures coutumières s’alignaient : aveugles, estropiés, idiots rongés par des plaies. Entre autres, un enfant lamentable de quatre ou cinq ans, aux mains recroquevillées, aux yeux malades, chaque jour immobile à la même place, effondré sur des loques, au bord du trottoir, apathique et lent comme une larve. Et, derrière lui, sa mère accroupie, vieille femme exhibant ses moignons rouges de deux jambes tranchées aux genoux.
Les gens passaient, affairés ou flâneurs, les cavaliers, les voitures, les hommes en fez rouge, les belles voitures des harems. Et, derrière ces foules, Stamboul échafaudait magnifiquement ses dômes dans le ciel crépusculaire.
D’une voix presque douce, la femme sans jambes appela son petit, disant en turc :
« Viens mettre ton manteau, Mahmoud ! Viens vite, voilà le vent qui froidit !»
Il se leva docile et vint. Son manteau était un vieux petit burnous sordide, grisâtre à rayures indécises, d’une forme orientale avec un capuchon. La mère lui tendait cette loque, et il présentait ses menus bras que terminaient des mains croches.
Mais, tout à coup, avant que la seconde manche fût passée, il s’échappa, dans un subit élan d’espièglerie, et il se mit à courir, à courir, décrivant des cercles fous devant les passants, s’amusant à agiter, dans le vent froid qui se levait, les manches de son burnous comme des ailes…
Un peu de l’éternelle et si fugitive jeunesse, un peu de cet enfantillage joueur du début de la vie, qui est commun aux hommes et aux bêtes, venait par hasard de s’éveiller en lui. Parmi ses ascendants, jadis il avait dû avoir, comme tout le monde, des êtres sains, connaissant les élans de la joie physique, de la simple joie d’exister et de se mouvoir ; alors quelque chose de ces disparus revivait furtivement dans sa frêle chair atrophiée.
Je le regardais, étonné, l’ayant toujours connu inerte, et je ne sais quelle impression d’infinie tristesse se dégageait pour moi de sa pauvre petite gaîté si éphémère, de sa course follette, du papillonnement de son burnous grisâtre dans le vent refroidi et dans la lumière pâlie.
La mère sans jambes s’inquiétait à cause des chevaux, des voitures ; l’appelait, se fâchait, essayant de se traîner vers lui pour l’attraper. Mais il tournait toujours, autour des groupes indifférents qui passaient ; il tournait éperdument, semblable aux phalènes grises des soirs…
Il revint pourtant s’accroupir à son poste de misère ; il reprit son attitude effondrée et ne bougea plus. Ce fut fini, brusquement, comme cela avait commencé.
Quelque chose de plus cruel que la pichenette donnée au papillon de mite venait d’abattre ce petit être déjà pensant : l’inquiétude du gîte et de la soupe du soir ; la conscience d’être misérable et si différent des autres, d’avoir des mains mortes et d’être un paria.
Tête baissée, il regardait maintenant par terre avec une impression sournoise et mauvaise, clignant ses paupières pleines de mal…
Entre lui et le papillon de mite, l’association qui s’est faite dans ma tête est encore plus intime que je n’ai su l’exprimer…»
19:15 Publié dans Pierre Loti | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, constantinople, pierre loti