mercredi, 14 octobre 2009
364. Le petit chat Mahmoud
Avertissement : cette note risque sans doute d’émouvoir plus que de raison les personnes sensibles. Aussi je vous donne le conseil de prendre un Kleenex ou bien de passer votre chemin.
Ceci étant noté, j’en viens au sujet présent. Hier soir, avant de m’endormir j’ai lu un passage des récits de voyage de Pierre Loti, un pavé de 1664 pages, qui regroupe une petite partie des textes de son journal intime en rapport avec ses nombreux voyages de par le monde. Ainsi, en ce moment, vous ne serez pas étonnés si je m’intéresse plutôt à tous les récits ayant un rapport avec la Turquie.
D’un autre côté, je me suis aperçue avec tristesse que bien peu de gens connaissent Loti ! Et pourtant ce fut un écrivain célèbre dans son temps. Il fut même le plus jeune membre de l’Académie Française, battant Zola qui briguait la place…
J’ai rarement ressenti autant de plaisir à lire qu’en ouvrant un livre de Pierre Loti, que ce soit un de ses romans ou bien encore son journal intime –qui commence à être publié depuis peu-.
Quand j’aime, j’ai envie de faire partager. C’est la raison pour laquelle je viens de créer une nouvelle catégorie, « Pierre Loti », dans laquelle je vous présenterai quelques passages qui m’ont particulièrement bouleversée. Et justement, aujourd’hui c’est le cas. Le passage suivant est tiré du livre « Suprêmes visions d’Orient (Constantinople et la Thrace, 1910-1913) ».
Si vous prenez le temps de lire cet extrait, vous constaterez que les mots qui sont employés sont simples, accessibles à tous. Pas besoin d’avoir le dictionnaire sous le coude. Et cependant… Quelle force dans le style. Je peux vous avouer que j’avais les larmes aux yeux après la lecture. J’ai aussitôt entrevu la photo suivante qui cadrait presque parfaitement avec la description du chat faite par Loti.
Le passage n’a pas de titre. Je l’ai appelé Le petit chat Mahmoud.
Vous comprendrez pourquoi :
Jeudi 11 septembre 1913.
Stamboul. — Longue agonie et mort de notre petit chat Mahmoud. Il avait passé avec nous les cinq ou six jours heureux de son existence, ce pauvre petit martyr.
C’était sur la place de Mahmoud-Pacha que nous l’avions trouvé, assis sur son derrière, dans une pose de résignation suprême, tout contre un mur, dans un coin d’ombre. Il ne disait rien, ne demandait rien, ne bougeait pas. Étonnamment petit, un diminutif de chat, un tout petit corps tout ratatiné par la misère et par la faim, mais un amour de petite figure, la plus jolie, la plus intelligente figure de chaton que j’aie jamais vue.
Il était angora, d’un gris foncé presque noir, avec un peu de gris clair sous le menton ; âgé de trois ou quatre mois peut-être, mais beaucoup trop petit pour son âge, la croissance retardée par la misère. La figure du petit chat était si adorable que nous nous étions rapprochés ; alors il nous avait parlé en nous regardant droit dans les yeux : « Oui, je suis bien malheureux, vous voyez, je suis un pauvre petit rien, bien abandonné.»
Après nous être assurés qu’il n’appartenait à personne, nous l’avions emporté dans notre voiture. Chez nous, tout de suite il comprit la protection, sentit la sécurité, éprouva de l’affection reconnaissante. Nous l’avions baptisé Mahmoud, parce qu’il venait de Mahmoud-Pacha, et ce nom, qui fait penser aux gros mammouths, semblait drôle, donné à une petite bête aussi chétive.
Mahmoud ne voulait plus nous perdre de vue, mon fils ou moi, acceptant tout au plus la compagnie des domestiques. Il nous suivait partout en courant sur ses petites pattes trop maigres, qui le supportaient à peine. Le bon lait, les meilleures pâtées ne lui disaient pas grand-chose ; sans doute il était trop tard, il avait trop souffert, ses intestins étaient atrophiés.
Le lendemain de son arrivée, il ne se trouvait bien que sur l’épaule de l’un de nous. Obstinément, il grimpait le long des pantalons, de la veste et s’installait là-haut, sa tête appuyée contre notre joue ; blotti comme cela, il était heureux et faisait son ronron. Où avait-il pu apprendre l’affection et la tendresse, ce petit abandonné, dont les premières pensées ne dataient que de trois mois à peine ?
Par moments, le petit malade se sentait la force de jouer un peu avec un bouchon au bout d’une ficelle ; cependant il ne se rétablissait pas, ses petits os semblaient près de percer sa peau. Un vétérinaire, appelé, ordonna de petits remèdes, dit qu’il faudrait surtout une chatte nourrice. Mon domestique Djemil découvrit la chatte cherchée dans la maison d’une vieille femme voisine. Cette vieille voisine consentit à sevrer ses petits chats et à nous envoyer leur mère, deux fois par jour, moyennant trois sous par visite — en tout six sous de lait de chat, à l’abonnement.
Le grand colosse Djemil allait chercher, dans un panier, la mère chatte, et pendant tout le temps que le petit tétait, il la tenait par les quatre pattes, car cette opération la mettait toujours dans une colère à peine contenue. Après on servait à la nourrice une pâtée, qu’elle mangeait gloutonnement, puis elle se sauvait comme si le diable l’emportait.
Mais la chatte nourrice avait beau venir matin et soir, le pauvre petit Mahmoud ne grossissait pas. Sa tendresse et son besoin de protection augmentaient de jour en jour. Il pleurait dès qu’on le laissait seul et il ne voulait plus quitter son poste, sur mon épaule, la tête contre ma joue ; là, il oubliait son mal et tout …
Maintenant son poil était tout dépeigné, tout englué par les drogues que l’on essayait de lui faire prendre, il en arrivait à être une pauvre petite chose repoussante. Mais sa tête, trop grosse pour son corps de malade, était toujours aussi jolie et il avait ses mêmes yeux qui imploraient et remerciaient. Il était perdu et il avait l’air de le savoir ; il nous regardait bien en face, avec une expression intense de tristesse et de prière.
Et ce matin, il n’eut plus la force de se lever ; mais tout de même, quand on s’approchait, il dressait encore la tête, pour remercier du regard, et faisait son petit ronron affaibli. Ce soir, il s’allongea dans la pose des chats qui vont mourir. Nous nous sommes relayés, mon fils et moi, pour lui tenir compagnie ; il avait très bien conscience de notre présence et le petit ronron, que l’on n’entendait plus maintenant qu’en s’approchant tout près, nous remerciait encore.
Mon fils l’a gardé sur les genoux jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où, après deux ou trois crispations d’agonie, il ne fut plus qu’une petite chose froide et inerte, dégoûtante à toucher, un rien pitoyable. Sa petite pensée, sa petite connaissance, sa petite tendresse, qui dira où tout cela était parti ? …
Vendredi 12 septembre 1913.
Le matin, au beau soleil, nous avons fait un trou dans le jardin de notre maisonnette, sous une treille, pour enfouir le petit chat Mahmoud. Cinq ou six enfants du voisinage étaient venus pour assister gravement à cette inhumation.»
19:56 Publié dans Pierre Loti | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : pierre loti, livre, suprêmes visions d'orient