vendredi, 07 mai 2010
186. Les derniers jours de Pékin-9-
Après avoir laissé la jonque sur les rives du fleuve Peï-Ho, Loti et quelques autres se dirigent à cheval vers Pékin.
«Dix heures. Nous devons approcher de Pékin, dont rien pourtant ne décèle encore le voisinage. Pas une figure de Chinois ne s'est montrée depuis notre départ ; les campagnes continuent d'être désertes et inquiétantes de silence, sous le voile de l'imperceptible pluie.
Nous allons passer, paraît-il, non loin du mausolée d'une impératrice, et le chancelier de France, qui connaît ces environs, me propose de faire un détour pour l'apercevoir. Donc, laissant tout notre monde continuer tranquillement l'étape, nous prenons des sentiers de traverse, en allongeant le trot de nos chevaux dans les hautes herbes mouillées.
Bientôt paraissent un canal et un étang, blêmes sous le ciel incolore. Personne nulle part ; des tranquillités mornes de pays dépeuplé. Le mausolée, sur la rive d'en face, émerge à peine de l'ombre d'un bois de cèdres, muré de toutes parts ; nous ne voyons guère que les premiers portiques de marbre qui y conduisent, et l'avenue des stèles blanches qui va se perdre sous les arbres mystérieux ; tout cela un peu lointain et reproduit par le miroir de l'étang, en longs reflets renversés qui s'estompent. Près de nous, des lotus, meurtris par le froid, penchent leurs grandes tiges sur l'eau couleur de plomb, où des cernes légers se tracent à la chute des gouttes de pluie. Et, parmi les roseaux, ces quelques boules blanchâtres, ça et là, sont des têtes de mort ... [...]
- Pékin ! me dit tout à coup l'un de ceux qui cheminent avec moi, désignant une terrible masse obscure, qui vient de se lever au-dessus des arbres, un donjon crénelé, de proportions surhumaines.
Pékin ! ... Et, en quelques secondes, tandis que je subis la puissance évocatrice de ce nom ainsi jeté, une grande muraille couleur de deuil, d'une hauteur jamais vue, achève de se découvrir, se développe sans fin, dans une solitude dénudée et grisâtre, qui semble une steppe maudite. C'est comme un formidable changement de décor, exécuté sans bruit de machinistes, ni fracas d'orchestre, dans un silence plus imposant que toutes les musiques. Nous sommes au pied de ces bastions et de ces remparts, nous sommes dominés par tout cela, qu'un repli de terrain nous avait caché. En même temps, la pluie devient de la neige, dont les flocons blancs se mêlent aux envolées sombres des détritus et de la poussière. La muraille de Pékin nous écrase, chose géante, d'aspect babylonien,, chose intensément noire, sous la lumière morte d'un matin de neige et d'automne. Cela monte dans le ciel comme les cathédrales, mais cela s'en va, cela se prolonge, toujours pareil, durant des lieues. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Pas une herbe non plus le long de ces murs ; un sol raviné, poussiéreux, sinistre comme des cendres, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des ossements, un crâne. Et, du haut de chacun des créneaux noirs, un corbeau, qui s'est posté, nous salue au passage en croassant à la mort.[ ... ]
Alors, d'une porte, là-bas en avant, d'une percée dans l'enceinte colossale, sort une énorme et lente bête brune, fourrée de laine comme un mouton géant - puis deux, puis trois, puis dix ; une caravane mongole, qui commence de couler vers nous, dans ce même silence, toujours, où l'on n'entend que les corbeaux croasser. À la file incessante les monstrueux chameaux de Mongolie, tout arrondis de fourrure, avec d'étonnants manchons aux jambes, des crinières comme des lions, processionnent sans fin le long de nos chevaux qui s'effarent ; ils ne portent ni cloches ni grelots, comme en ont ces bêtes maigres, aux harmonieuses caravanes des déserts arabiques ; leurs pieds s'enfoncent profondément dans la poussière qui assourdit leurs pas, le silence n'est pas rompu par leur marche. Et les Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée , des regards ennemis.
Aperçue à travers un voile de neige fine et de poussière noire, la caravane nous a croisés et s'éloigne, sans un bruit, ainsi qu'une caravane fantôme. Nous nous retrouvons seuls, sous cette muraille de Titans, du haut de laquelle les corbeaux nous regardent passer. Et c'est notre tour à présent de franchir, pour entrer dans la ville ténébreuse, les portes par où ces Mongols viennent de la quitter.»
Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin (extraits).
J'arrête ici le récit que fait Pierre Loti de son entrée dans Pékin. Vous pouvez toutefois vous procurer le récit complet. (11,39 euros sur amazon.fr).Je reprendrai cette note ultérieurement, dans le courant du mois de juin, pour vous donner cette fois, mon impression quand j'arriverai à Pékin.
Du rêve à la réalité ... avec cependant plus d'un siècle séparant les deux récits. Et puis,
je n'ai pas la plume de Loti !
17:22 Publié dans Pierre Loti | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : voyage, pékin, chine, pierre loti
Commentaires
Ta plume est toute aussi fine que celle de Loti, dame Tinou.
Les récits eux, sont tout autre par contre !
J'aime bien lire les extraits que tu as mis de Loti, et je pense que je vais me pencher dans la lecture de quelques uns de ses livres.
J'ai hâte que tu reviennes de ton voyage pour lire ton récit à toi, avec ta jolie plume, ton style à toi, ta narration et ton ressenti.
Sans compter les images que tu vas rapporter !!!!!
Tu voyages et moi je m'évade en lisant les récits de tes voyages alors merci.
Je nous connais un point commun (parmi d'autres) : le plaisir de partager avec les autres.
Écrit par : Christine | vendredi, 07 mai 2010
@ Chrisitine : fais-moi penser à te prêter des bouquins !
Écrit par : tinou | vendredi, 07 mai 2010
Quand je pense que tu vas te payer quinze jours de train pour voir CA! Pékin, on dirait la banlieue parisienne en plus moche...
Écrit par : manutara | samedi, 08 mai 2010
@ Manutara : hi hi hi, quel cri du cœur ! Mon voyage ne se limite pas à Pékin, fort heureusement...On voit que tu n'aimes pas les voyages en train, le plaisir de voir défiler des paysages contrastés ( les forêts de bouleaux, les vieilles babas qui vendent des blinis sur le quai des gares, la longée du lac Baïkal, le passage sur des fleuves mythiques, dormir sous une véritable yourte, puis la traversée du désert de Gobi, longer sur plusieurs kilomètres la grande muraille). Au fait, tu es déjà allé à Pékin ? Ce qui me plairait, c'est d'aller fouiner dans les vieux quartiers -enfin,ce qu'il en subsiste encore-. Mais je doute fort que cela soit possible ! Ne me fiche pas le moral à zéro avant même que je sois partie. Tiens, au fait, bonne nouvelle : le voyage aller et retour se fait sur un vol Air France ( et non Aeroflot comme prévu au départ). C'est-y pas beau ça ?
Pour finir, je te remercie de te manifester à nouveau. Ton LONG silence de plusieurs mois commençait à m'inquiéter !
Écrit par : tinou | samedi, 08 mai 2010
Je pense que le regard que l'on pose sur les choses, les gens, les lieux change toute la perception que l'on en a !
Écrit par : Christine | samedi, 08 mai 2010
Oui tu as raison, je HAIS le train! Non je ne suis jamais allé à Pékin, par contre tous les reportages que j'ai vus sur cette ville, ne m'inclinent pas à m'y rendre. Déjà que Paris me fiche le cafard, alors une ville peuplée de 500 millions d'habitants....Quant aux vieux quartiers, je crains qu'ils n'aient tous disparus sans laisser de trace.
Écrit par : manutara | samedi, 08 mai 2010
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