mardi, 17 décembre 2013
222. Les petits travaux disparus -16-
Je repartis à Vallières. J’appris à raccommoder des chaussettes et des bas gris ou noirs, c’était d’un triste ! J’appris aussi à monter un poignet.
Le soir après dîner ma marraine voulait encore me faire coudre. Heureusement mon parrain se mit de mon côté car je voulais lire des prix d’école qui étaient sur une étagère.
Ils me parlèrent de la bicyclette qu’ils avaient commandée. Pour moi c’était une grande joie mais aussi un tracas car je ne savais aller en bicyclette ! Chez nous il n’y avait que des vélos d’hommes. Maman n’avait jamais appris.
Je pensai alors que je demanderais à Madeleine de me prêter le sien pour que je puisse apprendre. À l’époque peu d’enfants savaient aller en bicyclette, c’était toujours un problème pour apprendre.
Ce mois de janvier 1931 fut froid et il y eut une épidémie de grippe qui provoqua plusieurs décès. Fin janvier je reçus une lettre de maman qui me disait que papa avait eu la grippe, compliquée d’une congestion pulmonaire, et qu’il fallait que je revienne à la maison. Je fus épouvantée, bouleversée car je savais que c’était très grave. Mon parrain essaya de me rassurer, mais rien n’y fit et je partis immédiatement prendre le tramway, traverser Luynes. J’arrivai chez nous et allai directement dans la chambre voir papa. Je restai alors clouée auprès de la porte : il était méconnaissable, ravagé par la fièvre. J’ai tout de suite compris qu’il allait mourir. Il me fit un petit signe ; J’approchai et l’embrassai en tremblant. Maman arriva et me dit d’aller voir Raymond qui était venu voir papa et qui était malade également. Il avait un phlegmon dans la gorge. Je courus à la cuisine retrouver mon frère et là je me mis à pleurer avec lui. Papa mourut dans la nuit.
Je ne vous parlerai pas de mon chagrin d’enfant, c’est inexplicable. Il faut se mettre à genoux devant le chagrin d’un enfant qui ne sait pas s’exprimer, qui a la pudeur de ses sentiments mais qui est désespéré, qui est enfermé avec sa douleur mais qui continue à vivre le moment présent. Les grandes personnes ne sont plus les mêmes, elles sont tristes, elles pleurent, elles ont des soucis ; Il faut alors se faire tout petit … C’est ce que j’essayais de faire. Ma sœur était si jeune ; Je la faisais jouer en silence.
Notre vie familiale était bouleversée. Mon frère Aimé devait s’occuper de sa ferme, mon frère cadet devait partir au régiment en avril. Maman se retrouvait seule avec nous deux, les petites, et cousine Marie. Qui allait soigner et travailler avec les chevaux ? Qui allait pouvoir s’occuper des gros travaux ?
Il fallut un conseil de famille pour nous donner un tuteur, la loi était ainsi à l’époque. Ce fut notre oncle et notre frère aîné.
Ma petite sœur reprit le chemin de l’école mais moi je ne retournai pas à Vallières car je voulais aider maman.
Grand-père venait souvent voir maman. Il était très tourmenté, lui qui avait habité la Barbinière où maman était née et avait pris sa succession lorsqu’elle s’était mariée avec papa. Il chercha une solution : il fallait trouver quelqu’un pour un an, le temps que Raymond fasse son service militaire.
Après bien des conversations, ils pensèrent à un copain de Raymond qui avait un an de moins que lui. C’est Grand-père qui fit la démarche et ce projet fut accepté.
C’est ainsi que Roger vint chez nous pendant un an. Le soir de son arrivée, j’étais loin de penser que ce grand jeune homme brun qui nous intimidait, ma sœur et moi, deviendrait un jour mon mari …
Roger s’occupa donc des chevaux, Cocotte et Mouton. Aimé emmena chez lui Papillon, le poulain qu’il avait dressé mais qui restait toujours très difficile.
Pour aider maman, je voulus apprendre à traire. Maman me dit d’essayer sur Drôlette, une vache douce, et elle m’expliqua comment faire, mais ce n’est pas facile, il faut attraper le coup de main ! Il faut serrer les trayons avec le bout des doigts tout en faisant pression avec la paume de la main. Ce fut seulement au bout de trois jours que j’y arrivai convenablement mais j’avais mal aux poignets !
Puis je me mis à lâcher les vaches dans le pré, à les faire rentrer à l’étable puis à les attacher. J’avais un peu peur, elles redressaient parfois la tête avec de grands mouvements brusques pour chasser les mouches. Je m’aperçus alors qu’en tripotant les vaches, je sentais « la vache » ; ça me déplaisait et pourtant … Je n’avais pas fini puisque je fis ce travail pendant quarante trois ans ! C’est une servitude aussi tenace que celle de se mettre à table trois fois par jour.
Raymond venait quelques fois en permission. Il était soldat à Angers, au 6ème génie. Il nous racontait des histoires de chambrées, le travail pour faire des ponts de bateaux sur la Maine. Il discutait aussi avec Roger. La vie devenait alors plus gaie.
Je pris l’habitude d’aller souvent chez Aimé et Madeleine, ma jeune belle-sœur âgée de vingt ans. Elle était toujours accueillante, très soignée malgré son travail. Je crois qu’elle me fut d’un grand réconfort. J’avais perdu papa, personne ne pouvait le remplacer et mon cœur en était bloqué, mais j’avais trouvé une grande sœur que j’ai encore et au fil des années ce sentiment ne s’est jamais atténué.
J’essayai d’apprendre à tenir l’équilibre sur sa bicyclette : quelle joie lorsque j’y arrivai enfin ! Je m’entends encore crier :
— Madelon, ça y est, je sais aller à bicyclette !
À suivre
06:22 Publié dans Correspondance | Lien permanent | Commentaires (0)
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