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lundi, 17 octobre 2016

Pour le sable comme pour la femme

... Il y a une finesse qui est perfidie. "

Cette phrase de Victor Hugo est le titre du chapitre V, livre III des "Misérables" (dans la collection Nelson).

On pourrait se demander ce qui a poussé Hugo à une telle comparaison, mais ce n'est pas mon propos aujourd'hui.

Samedi, tout en marchant et contemplant en même temps le paysage qui m'entourait, je n'ai pu m'empêcher de songer à ce passage du livre qui me procure toujours le même effroi.

Jean Valjean est alors dans les égouts, portant sur son dos Marius qui a été blessé sur les barricades. Voici le texte :

" Il sentit qu'il entrait dans l'eau, et qu'il avait sous ses pieds, non plus du pavé, mais de la vase.

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Il arrive parfois, sur de certaines côtes de Bretagne ou d'Écosse, qu'un homme, un voyageur ou un pêcheur, cheminant à marée basse sur la grève loin du rivage, s'aperçoit soudainement que depuis plusieurs minutes il marche avec quelque peine. La plage est sous ses pieds comme de la poix ; la semelle s'y attache ; ce n'est plus du sable, c'est de la glu.

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La grève est parfaitement sèche, mais à tous les pas qu'on fait, dès qu'on a levé le pied, l'empreinte qu'il laisse se remplit d'eau. L'œil, du reste, ne s'est aperçu d'aucun changement ; l'immense plage est unie et tranquille, tout le sable a le même aspect, rien ne distingue le sol qui est solide du sol qui ne l'est plus ; la petite nuée joyeuse des pucerons de mer continue de sauter tumultueusement sur les pieds du passant. L'homme suit sa route, va devant lui, appuie vers la terre, tâche de se rapprocher de la côte. Il n'est pas inquiet. Inquiet de quoi ? Seulement il sent quelque chose comme si la lourdeur de ses pieds croissait à chaque pas qu'il fait. Brusquement il enfonce. Il enfonce de deux ou trois pouces. Décidément il n'est pas sur la bonne route ; il s'arrête pour s'orienter. Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont disparu. Le sable les couvre. Il retire ses pieds du sable, il veut revenir sur ses pas, il retourne en arrière ; il enfonce plus profondément. Le sable lui vient à la cheville, il s'en arrache et se jette à gauche, le sable lui vient à mi-jambe, il se jette à droite, le sable lui vient aux jarrets. Alors il reconnait avec une indicible terreur qu'il est engagé dans de la grève mouvante, et qu'il a sous lui le milieu effroyable où l'homme ne peut pas plus marcher que le poisson n'y peut nager. Il jette son fardeau s'il en a un, il s'allège comme un navire en détresse ; il n'est déjà plus temps, le sable est au-dessus de ses genoux.

Il appelle, il agite son chapeau ou son mouchoir, le sable le gagne de plus en plus ; si la grève est déserte, si la terre est trop loin, si le banc de sable est trop mal famé, s'il n'y a pas de héros dans les environs, c'est fini, il est condamné à l'enlisement. Il est condamné à cet épouvantable enterrement long, infaillible, implacable, impossible à retarder ni à hâter, qui dure des heures, qui n'en finit pas, qui vous prend debout, libre et en pleine santé, qui vous tire par les pieds, qui, à chaque effort que vous tentez, à chaque clameur que vous poussez, vous entraîne un peu plus bas, qui a l'air de vous punir de votre résistance par un redoublement d'étreinte, qui fait rentrer lentement l'homme dans la terre en lui laissant tout le temps de regarder l'horizon, les arbres, les campagnes vertes, les fumées des villages dans la plaine, les oiseaux qui volent et qui chantent, le soleil, le ciel.

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L'enlisement, c'est le sépulcre qui se fait marée et qui monte du fond de la terre vers un vivant. Chaque minute est une ensevelisseuse inexorable. Le misérable essaie de s'asseoir, de se coucher, de ramper ; tous les mouvements qu'il fait l'enterrent ; il se redresse, il enfonce ; il se sent engloutir ; il hurle, implore, crie aux nuées, se tord les bras, désespère. Le voilà dans le sable jusqu'au ventre ; le sable atteint la poitrine ; il n'est plus qu'un buste. Il élève les mains, jette des gémissements furieux, crispe ses ongles sur la grève, veut se retenir à cette cendre, s'appuie sur les coudes pour s'arracher de cette gaine molle, sanglote frénétiquement ; le sable monte. Le sable atteint les épaules, le sable atteint le cou ; la face seule est visible maintenant. La bouche crie, le sable l'emplit ; silence. Les yeux regardent encore, le sable les ferme ; nuit.

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Puis le front décroît, un peu de chevelure frissonne au-dessus du sable ; une main sort, troue la surface de la grève, remue et s'agite, et disparaît. Sinistre effacement d'un homme.

Quelquefois le cavalier s'enlise avec le cheval ; quelquefois le charretier s'enlise avec la charrette ; tout sombre sous la grève. C'est le naufrage ailleurs que dans l'eau. C'est la terre noyant l'homme. La terre, pénétrée d'océan, devient piège. Elle s'offre comme une plaine et s'ouvre comme une onde. L'abîme a de ces trahisons.

Cette funèbre aventure, toujours possible sur telle ou telle plage de la mer, était possible aussi, il y a trente ans, dans l'égout de Paris. "

Et, samedi dernier,  tout en flânant sur la passerelle menant au mont Saint-Michel je repensai avec effroi à ce sublime texte de Victor Hugo. 

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Commentaires

Il y a pas mal de sables mouvants vers le Mont. Je me souviens avoir vu aux informations, il y a quelques années, une dame s'y enlisant doucement, tandis qu'une foule de curieux la regardait disparaître depuis la route. Là non plus, il n'y eut pas de héros pour la sauver. Ceci dit, sables mouvants ou non, la visite du Mont ressemble à un long enlisement au milieu d'une foule compacte sous le regard avide de la mère Poulard. Il faut savoir s'arrêter avant d'emprunter la route qui y mène et l'admirer de loin. Oui, de loin, c'est très beau.

Écrit par : manutara | mardi, 18 octobre 2016

@ manutara : ma dernière visite remonte à 10 ans. J'ai donc découvert les travaux de désensablement, ainsi que la nouvelle topographie des lieux. Un immense parking a été construit à environ 3km et des navettes (gratuites maintenant) conduisent les gens près du mont. Il y a trois arrêts successifs : le premier qui dessert les hôtels et les restaurants, le deuxième s'arrête au barrage et le troisième est le terminus. Monter dans une navette est un véritable parcours du combattant ! Pire que de monter dans le métro à Barbés à l'heure de pointe.
Finalement, ma visite s'est arrêtée au pied de l'escalier juste avant l'entrée dans l'abbaye. C'est très certainement la dernière fois que je viens ici.

Écrit par : tinou | mercredi, 19 octobre 2016

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