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mardi, 14 janvier 2020

Sigismond Losserand

Prenez le temps de lire ce discours plein de fougue :

Aux travailleurs tourangeaux

Camarades,

Depuis assez longtemps la République capitaliste et bourgeoise a trompé votre attente par de fallacieuses promesses jamais tenues. Votre patience est-elle épuisée ? Ou bien résignés à l’exploitation dont vous êtes plus que jamais les victimes avez-vous renoncé à tout espoir d’une situation meilleure ?

La misère, engendrée par la diminution de salaires, par le chômage, par une crise économique de plus en plus aiguë, qui va toujours en s’accentuant et qui ne peut cesser qu’en modifiant profondément l’organisme social actuel, a-t-elle laissé en vous assez de jugement, de bon sens, de prévoyance et surtout d’énergie, pour l’appréciation de la situation qui vous est faite, et vous permettre de vous soustraire à votre asservissement volontaire ?

Salariés des grandes usines, des grandes compagnies, des monopoles de toutes sortes, êtes-vous donc si satisfaits de votre sort qu’il ne vous reste rien à désirer ? Êtes-vous gardés contre les chances mauvaises ? Vos enfants ont-ils toujours le nécessaire ? Êtes-vous assurés du morceau de pain de la vieillesse ? Avez-vous enfin la garantie du lendemain ? Connaissez-vous un tribunal, des lois, un règlement sur lesquels vous puissiez compter en cas de justes réclamations de votre part ? Lorsque courbés, avachis, usés par 40 années de travail, incapables de vous suffire, vos exploiteurs anonymes, d’autant plus féroces qu’ils sont couverts par l’anonymat, – faisant moins de cas de vous que d’un outil hors d’usage, vous jettent brutalement, impitoyablement sur le pavé de la rue, il ne vous reste alors que le bureau de bienfaisance, l’hospice ou la prison pour ressource. L’outil usé a encore une certaine valeur, vous, hommes, vous ne valez même pas un morceau de ferraille.

Ainsi après avoir créé une partie de la richesse sociale, avoir fait jouir vos exploiteurs jusqu’à ce qu’ils crèvent de pléthore, avoir sué sang et eau pour gagner à peine le pain quotidien, voilà tout ce que la société vous offre en récompense : l’aumône insuffisante, un asile incertain à 70 ans, au moins ; ou, enfin, si ni l’un ni l’autre de ces moyens ne sont à votre portée, si vous êtes réduits à tendre la main, la prison est là à votre disposition. La prison ! Et dire que là seulement le pain est assuré ! O ! Comble du libéralisme !

Pensez qu’il y a eu trois révolutions ; que cent mille travailleurs sont morts pour la République, et qu’après dix-huit ans d’existence cette République de vos rêves n’a pu vous donner que cela !

Travailleurs ! bien coupables sont ceux qui, abusant de votre confiance, ont pris vos élans naïfs vers un sort meilleur pour piédestal de leur fortune politique ; mais vous êtes, vous-mêmes, bien plus coupables encore de toujours confier la défense de vos intérêts à ces mêmes hommes. Quelle opinion voulez-vous qu’ils aient des travailleurs, ces hommes, en les voyant aussi inertes, aussi apathiques aussi indifférents ou aussi résignés. Ils se disent que cette classe, la plus nombreuse et qui devrait être la maîtresse, doit être pétrie de lâcheté pour supporter ainsi toutes les injustices, toutes les iniquités dont on l’abreuve. Ils la considèrent comme indigne à l’amélioration de sa situation misérable, et ils la vouent à l’exploitation éternelle. Et après avoir ainsi apprécié les travailleurs, ils les abusent impunément, ils les exploitent indignement et en arrivent à trouver que le peuple est encore trop heureux de manger du pain à sa faim, qu’il ne criera ni plus ni moins parce qu’on aura diminué sa ration. Alors, le cœur sec, cyniques, rendus féroces par l’amour des jouissances que donne le pouvoir, ils augmentent les impôts, réduisent les salaires, et créent une situation économique telle, que la situation de l’homme du peuple est plus misérable que celle de l’esclave de l’antiquité et des serfs d’avant la Révolution.

Qui donc est responsable d’un tel asservissement ? Sinon vous, qui, oublieux des leçons de l’expérience, recommencez toujours les mêmes fautes ! Vous n’avez pas d’excuses, car vous êtes maîtres de votre sort. Ne vous suffit-il pas du bulletin de vote pour exprimer votre volonté ? Sachez vous en servir, au moins, et ne votez pas pour ceux qui ont des intérêts opposés aux vôtres.

Travailleurs, lorsque votre pensée s’égare sur les causes de votre misère, n’entrevoyez-vous pas quelquefois, dans une éclaircie, une société, où les enfants, les infirmes, les vieillards, c’est-à-dire les faibles seraient à la charge de la société ? Où les valides seraient assurés du travail, c’est-à-dire du pain quotidien ? Où tous sans distinction auraient le bien être, sans superflu sans doute, mais aussi sans lésinerie ? Où les enfants instruits, éduqués par la société ne laisseraient au père de famille que le souci de les aimer, où le fils du pauvre serait l’égal du fils du riche, parce qu’il n’y aurait plus de pauvre ? Eh ! bien ! Dites-vous que vous n’avez qu’à vouloir pour que cela soit, mais sachez le vouloir. Il est temps encore. Votre rêve est réalisable. Vous êtes le nombre, c’est-à-dire la force. Soyez les maîtres, vous aurez le droit.

Vos exploiteurs vous donnent l’exemple, imitez-les ! Voyez comme ils essaient de vous embrigader, de vous enrôler dans les cercles catholiques et autres usines d’asservissement, d’abêtissement et d’avilissement de la dignité humaine. Voyez comme ils englobent les inconscients, les hypocrites et les faibles, par l’espoir de faveurs problématiques. Ils cherchent dans cette organisation un noyau de résistance qu’ils espèrent vous opposer lorsque vous lèverez la tête pour réclamer justice et votre part de soleil. Faites comme eux ; préparez l’attaque par vos votes, que pas une occasion ne vous échappe. Emparez-vous du pouvoir partout où il en existe une parcelle, mais par vous-même. Que vos élus, choisis parmi les travailleurs, soient toujours dans votre dépendance, et au lieu d’en faire des maîtres, faites-en des serviteurs par le mandat impératif !

Que vos intérêts ne soient confiés qu’à des travailleurs, ou à des bourgeois, mais seulement lorsque ceux-ci vous auront donné assez de preuves de dévouement pour que vous puissiez compter sur eux.

Alors, maîtres du pouvoir, en bas et au sommet, dans la commune et dans l’État, il vous sera possible de faire disparaître tous les abus dont, seuls, vous êtes victimes. Les ministères, les ambassades, le sénat, les préfectures et toutes les grasses sinécures de la République oligarchique, toutes les sangsues qui aspirent votre sang par tous les pores, disparaîtront pour faire place à la République de vos rêves, à la République démocratique et sociale.

Le jour, où vous serez les maîtres à l’assemblée nationale, au conseil général et au conseil communal, ce jour-là, l’exploitation du Travail par le Capital aura cessé ; ce jour-là vous serez vraiment des hommes libres, car, sans inquiétude du lendemain nul ne pourra vous faire courber la tête. Et croyez-le, citoyens, il ne sera pas besoin, en cas de danger à l’extérieur ou à l’intérieur, d’un sauveur à grand sabre et haut panache ; le sentiment de votre dignité, l’amour de votre liberté, le soin de la défendre, feront surgir les vertus civiques nécessaires aux circonstances. C’est l’histoire qui l’enseigne : Jamais les peuples n’ont été sauvés que par eux-mêmes.

Souvenez-vous travailleurs, que votre émancipation ne peut être faite que par vous-mêmes, et qu’elle sera faite quand vous le voudrez. Que cette vérité pénètre votre cerveau. Qu’elle vous hante comme un cauchemar. Que toutes vos facultés, toutes vos pensées, tout le travail de votre esprit soient ramenés sur la netteté de cet axiome. Que comme le forçat qui traîne son boulet, vous aussi forçats du travail, vous ne puissiez vous soustraire à cette unique pensée : Je suis misérable parce que je le veux !

Souvenez-vous surtout que les vrais serviteurs du peuple sont morts pauvres. Les autres, gorgés, repus, ventrus, crevant de plénitude, ont oublié depuis longtemps que vous êtes l’origine de leur fortune et n’ont pas même conservé la reconnaissance du ventre.

Allons debout ! Assez longtemps, troupeau inconscient, vous vous êtes laissé tondre et dévorer !

Assez de bergers et de loups ; débarrassez-vous des uns et des autres et gardez votre toison pour vous.

Prouvez par votre vote que vous ne vous complaisez pas dans la servitude et dans l’avilissement, que vous êtes dignes de l’émancipation, que le souci de votre dignité d’hommes libres existe en vous, et faites mentir les cyniques qui osent affirmer que vous êtes une race inférieure, indigne de l’affranchissement et éternellement exploitable.

Ce discours semble n'avoir pris aucune ride et pourtant ... il date du 23 avril 1888.

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L'auteur en est Sigismond Losserand, conseiller municipal de Tours de 1882 à 1888. Je sais peu de choses sur lui :

Né le 5 décembre 1845 à Seythenez, en Haute-Savoie, de père inconnu et de Marie Rose Losserand- Madoux, une tisseuse sur soie. Il exerce la profession de tailleur de limes. En 1875, il se marie à Canéjan (Gironde) avec Elisabeth Baillon et on le retrouve à Tours en 1878. Le couple s'installe 24 quai Saint-Symphorien, sur la rive droite de la Loire.

Un premier enfant, Henri, nait le 24 avril 1880. Il signe Losserand Madoux :

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En 1883, on retrouve la naissance d'un second fils, Jean. Le couple demeure alors 47 boulevard Thiers, cité Bordes. 

Il crée une association coopérative des tailleurs de limes et s'engage en politique. Voir ICI.

Il n'aura cesse de défendre la cause ouvrière et la laïcité. Il meurt le 14 novembre 1881. Ses funérailles civiles ont lieu le 17 novembre. Il n'avait que 43 ans !

En 1901 la rue de Saint-Symphorien prend le nom de rue Losserand.

Voici sa tombe au cimetière La Salle :

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