vendredi, 09 novembre 2012
256. Le voleur de Banteay Srei
Sculptées sur les deux côtés, les pierres d’angle figuraient deux danseuses : le motif était sculpté sur trois pierres superposées. Celle du sommet, sous une poussée assez forte, tomberait sans doute.
— Combien ça vaut-il, à votre avis ? demanda Perken.
— Les deux danseuses ?
— Oui.
— Difficile à savoir ; en tout cas, plus de cinq cent mille francs.
— Vous êtes sûr ?
— Oui.
[…]
Déjà Claude faisait dégager le sol, afin que la pierre ne se brisât pas en en rencontrant une autre. Pendant que les hommes maniaient les blocs, il la regardait : sur l’une des têtes, dont les lèvres souriaient comme le font d’ordinaire celles des statues khmères, une mousse très fine s’étendait, d’un gris bleu, semblable au duvet des pêches d’Europe. Trois hommes la poussèrent de l’épaule, en mesure : elle bascula, tomba sur la tranche et s’enfonça assez profondément pour rester droite. Son déplacement avait creusé dans la pierre sur laquelle elle reposait deux raies brillantes, que suivaient en rang des fourmis mates, tout occupées à sauver leurs œufs. Mais cette seconde pierre, dont la face supérieure apparaissait maintenant, n’était pas posée comme la première ; elle était encastrée dans le mur encore debout, prise entre deux blocs de plusieurs tonnes. L’en dégager ? Il eût fallu jeter bas tout le mur ; et si les pierres des parties sculptées, d’un grès choisi, pouvaient être à grand peine maniées, les autres, énormes, devaient rester immobiles jusqu’à ce que quelques siècles, ou les figuiers des ruines les jetassent à terre.
Comment les Siamois avaient-ils pu détruire tant de temples ? On parlait d’éléphants, attelés à ces murs en grand nombre… Pas d’éléphants. Il fallait donc couper ou casser cette pierre pour séparer la partie sculptée, dont les dernières fourmis s’enfuyaient, de la partie brute encastrée dans le mur.
Les conducteurs attendaient, appuyés sur leurs leviers de bois. Perken avait sorti de sa poche son marteau et un ciseau ; sans doute le plus sage, en effet, était-il de tracer au ciseau une étroite tranchée dans la pierre, et de la détacher ainsi. Il commença de frapper. Mais, soit qu’il employât mal l’outil, soit que le grès fût très dur, ne sautaient que des fragments de quelques millimètres d’épaisseur.
Les indigènes seraient plus maladroits que lui encore.
Claude ne quittait pas la pierre du regard [ … ]
À son tour, il se remit au travail. Perken continua à préparer la piste, en faisant déblayer le chemin :il serait difficile de transporter les blocs ; le plus simple serait donc de les faire tourner de face en face, après en avoir écarté les cailloux. [ … ]
Claude frappait presque sans conscience, comme marche un homme perdu dans un désert. Sa pensée en miettes, effondrée comme le temple, ne tressaillait plus que de l’exaltation de compter les coups : un de plus, toujours un de plus … Désagrégation de la forêt, du temple, de tout … Un mur de prison, et comme des coups de lime, ces coups de marteau, constants, constants.
Soudain un vide : tout reprit vie, retomba à sa place comme si ce qui entourait Claude se fût écroulé sur lui ; il resta immobile, atterré. Perken n’entendant plus rien fit quelques pas en arrière : les deux pattes du pied-de-biche venaient de se casser.
Il courut, prit le marteau des mains de Claude, songea à user ou limer en pied-de-biche la cassure, vit l’absurdité de ce projet, et, furieux, frappa la pierre à toute volée comme Claude l’avait fait tout à l’heure. Enfin il s’assit, s’efforçant de réfléchir. Ils avaient acheté plusieurs manches, par précaution, mais un seul fer …
Claude s’efforçait d’appeler à l’aide son intelligence diluée dans cette forêt … Il ne s’agissait plus de vivre avec intelligence, mais de vivre. L’instinct, libéré par l’engourdissement de la brousse, le portait contre cette pierre, les dents serrées, l’épaule en avant.
Regardant du coin de l’œil l’entaille ainsi qu’il l’eût fait d’une bête aux aguets, il prit la masse de carrier et en frappa le bloc, après une sorte de moulinet de tout son corps. La poussière du grès recommença de couler. Il la regarda, fasciné par sa ligne brillante ; sa haine se concentrait sur elle, et sans la quitter du regard, il frappa à grands coups, le buste et les bras liés à la masse, oscillant sur les jambes comme un lourd balancier. Il n’avait plus de conscience que dans les bras et les reins ; sa vie, l’espoir de sa dernière année, le sentiment d’un échec, se confondaient en fureur et ne vivait plus que dans le choc frénétique qui l’ébranlait tout entier, et le délivrait de la brousse comme un éblouissment.
Il s’arrêta. Perken venait de se courber devant l’angle du mur.
— Attention : la pierre que nous attaquons est seule encastrée. Voyez celle du dessous : elle n’est que posée, comme l’était celle du dessus : il faut d’abord la dégager.
Claude appela deux des Cambodgiens et tira de toute sa force sur la pierre du dessous, tandis qu’ils la poussaient. En vain : la terre, et, sans doute, des petits végétaux, la retenaient. Il savait que les temples khmers n’ont pas de fondation ; il fit aussitôt creuser une petite tranchée autour d’elle, puis au-dessous, pour la dégager. [ … ]
Enfin Perken et lui purent extraire la pierre ; elle bascula, montrant sa face inférieure couverte de cloportes incolores qui, fuyant les coups, s’étaient réfugiés sous elle.
Ils possédaient maintenant les têtes et les pieds des danseuses. Les corps restaient seuls sur la seconde pierre dégagée, qui sortait du mur comme un créneau horizontal.
Perken prit la masse et recommença de frapper la pierre supérieure. Il avait espéré qu’elle céderait au premier coup, mais il n’en était rien, et il continua à frapper, mécaniquement, repris par la fureur [ … ]
Soudain — différence de son sous le coup — sa respiration se suspendit ; il arracha ses lunettes : une vision brouillée, bleue et verte, se précipita en lui : mais, tandis que ses paupières battaient, une autre vision s’imposait, plus forte que celle de tout ce qui l’entourait : la cassure ! Le soleil scintillait sur elle ; la partie sculptée, portant, elle aussi, sa cassure nette, gisait dans l’herbe comme une tête tranchée.
Perken fit couper deux troncs d’arbre, entoura de cordes l’une des pierres sculptées et la fixa au tronc, que six indigènes placèrent sur leurs épaules. [ … ]
En quelques minutes l’éboulis fut franchi. Claude fit approcher les charrettes le plus près possible, si bien que Perken dut ordonner aux conducteurs de reculer afin de pouvoir manœuvrer. Attentifs aux mouvements de leurs petits buffles, ils regardaient les pierres sculptées, sur lesquelles se croisaient les cordes, avec une grande indifférence.
Claude resta le dernier. Les charrettes couvertes plongeaient lentement dans le feuillage, d’un mouvement saccadé, comme des barques sur la mer. Les essieux, à chaque tour de roue, grinçaient ; un coup étouffé, à intervalles irréguliers …
[ … ]
Claude secoua sa manche sur laquelle étaient tombées des fourmis rouges, sauta à cheval et rejoignit le convoi. Au premier espace libre il dépassa les charrettes, l’une après l’autre : les conducteurs somnolaient toujours.
Extraits de La voie royale, André Malraux.
Ah, que d’émotions ! On se croirait plongé dans les aventures d’Indiana Jones ! La réalité est beaucoup moins flatteuse. En 1923, après ce vol de statues sur le site de Banteay Srei, au Cambodge, André Malraux – puisqu’il s’agit de lui- fut arrêté dès son arrivée à Phnom Penh et condamné à trois ans de prison. Il ne dut sa liberté que grâce à son épouse qui, une fois de retour en France, appela à son secours les célébrités de l’époque (Aragon, Breton, Gide, Mauriac, l’éditeur Gallimard, j’en passe …).
La peine fut allégée considérablement puisqu’il s’en sortit avec un an de prison avec sursis.
Pour sa défense, Malraux prétendit qu’il n’avait rien volé, puisque le site était à l’abandon et n’appartenait à personne !
Je vais visiter prochainement « la citadelle des femmes ». Il parait que les guides montrent les deux fameuses danseuses volées par Malraux et qui –par chance- ont retrouvé leur place primitive. Je ne manquerai pas de les prendre en photo !
11:24 Publié dans Voyages | Lien permanent | Commentaires (0)
mardi, 06 novembre 2012
255. Opération HP accomplie
Rien à voir avec Hewlett-Packard !
11 heures : Peggy arrive à la maison avec son gros sac contenant 2 kilos de bœuf cuit, 6 kilos de pommes de terre, 1 kilo 500 d'oignons, 750g de crème fraîche, vingt barquettes en alu, deux têtes d'ail son économe et un éplucheur d'oignons.
— Prête ? me dit-elle en déballant le matériel.
— On peut y aller ! dis-je en lui montrant tous les ustensiles sortis, prêts à entrer en fonction.
Ça y est, l'opération HP peut commencer. Tout d'abord on épluche les pommes de terre que l'on met aussitôt à cuire dans un grand faitout. Puis c'est l'épluchage et le coupage des oignons qui se retrouvent bientot à rissoler dans une sauteuse.
Pause déjeuner le temps de la cuisson. J'avais fait en entrée des coquilles de fruits de mer, suivies par des nouilles chinoises sautées et de la compote de pommes et poires.
Rapide vaisselle pour récupérer de la place sur la table de la cuisine, puis mise en route du hachoir.
Le temps que je passe la viande dans la machine, elle passe les pommes de terre dans la moulinette.
Puis elle incorpore dans un grand saladier la viande, les oignons, de la crème. Quand le mélange est effectué, elle remplit alors les barquettes. On a répété cette opération plusieurs fois de suite pour obtenir -au final- 20 barquettes de hachis Parmentier qui iront bientôt rejoindre le congélateur.
On regarde l'heure : il est 14h30 ! On a travaillé comme des chefs et la cuisine est maintenant parfaiement rangée. J'aime beaucoup ces moments privilégiés où je me retrouve avec ma fille.
On a bien mérité une pause, n'est-ce pas ? Allez, j'irai même jusqu'à 2 :
La première, c'est ICI.
Et voici la seconde :
16:49 Publié dans Croque mots | Lien permanent | Commentaires (6)
254. Galerie de portraits -20-
1. Le coiffeur, janvier 2007, région de Lao Cai, VIETNAM
2. Le musicien et ses chiens, septembre 2006,Barcelone, ESPAGNE
3. La vieillesse, août 2008 dans un village tourangeau
Ce n'est pas par hasard qu'elle s'est assise sur le rebord de sa fenêtre, c'est pour voir "du monde" comme elle me dit. Je ne la connaissais pas, mais on a passé presque une heure à parler de choses et d'autres. Elle m'a raconté qu'elle avait de plus en plus de mal à marcher, que ce n'était pas drôle de vieillir seule.
Je suis retournée dans le village deux ans plus tard. La maison était fermée. Ça m'a fait quelque chose.
4. Rien en vue ! septembre 2006, Barcelone, ESPAGNE
5. Les crincrins, septembre 2004, Kom Ombo, ÉGYPTE
L'instrument de ces deux musiciens est composé de deux cordes tendues sur une carapace de tortue.
6.La sieste, septembre 2006,Barcelone, ESPAGNE
7. Dans les rizières, janvier 2007, VIETNAM
Les gestes sont les mêmes depuis la nuit des temps.
8. À la terrasse, juillet 2008, Paris
Sur les bords du canal Saint-Martin
9.Reflet, février 2010,Carnaval de Manthelan
Tiens ! Ce jour-là j'avais mis mon manteau beige (verre de lunette à droite).
10. Les marchands mongols, mai 2010, RUSSIE
Photo à hauts risques ! C'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai un peu loupé l'autre marchand quand je me suis aperçue qu'il m'avait repérée !
On n'avait pas intérêt à les croiser dans le couloir du wagon car ils nous auraient écrasés comme des m... En fait, depuis l'altercation qu'on avait eue en début de voyage, on évitait de se retrouver nez à nez avec eux.
— Attention, Mongol en vue !
Oups, chacun se réfugiait dans son compartiment.
Ai-je besoin de vous dire que ma photo préférée est la 3 ?
09:50 Publié dans Photographie | Lien permanent | Commentaires (0)
dimanche, 04 novembre 2012
253. Le peintre du lycée de l'enfer
Tuol Svay Prey signifie la colline du manguier sauvage. Ainsi s'appelait ce lycée situé à Phnom Penh jusqu'à ce qu'il se transforme en centre de détention et de torture ( S-21) durant le régime des Khmers rouges. Son nom devint alors Tuol Sleng, ce qui signifie la colline empoisonnée.
Entre 1975 et 1979, plus de 17 000 personnes y trouvèrent la mort. Il n'y eut que sept survivants parmi lesquels le peintre Vann Nath. Il est malheureusement décédé le 5 septembre 2011. Sa famille tenait alors un restaurant à Phnom Penh, le Khemra restaurant. Je ne sais pas si le restaurant existe encore.
Vann Nath mit en peinture la vie quotidienne dans cet enfer. Ses tableaux sont naïfs mais très poignants.
J'appréhende énormément cette visite programmée sur le plan émotionnel. Mais en même temps, c'est une visite incontournable si l'on veut mieux comprendre ce que fut ce régime.
Si le sujet vous intéresse, voici une vidéo fort instructive qui explique comment Pol Pot prit le pouvoir au Cambodge :
12:23 Publié dans Voyages | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : cambodge, khmers rouges, tuol sleng, vann nath, pol pot
samedi, 03 novembre 2012
252. Un livre, un film, un réalisateur
Je viens de terminer la lecture du livre de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique. Ce livre contient beaucoup d’éléments autobiographiques, l’histoire se déroulant dans l’ancienne Cochinchine au début des années trente. Un récit passionnant pour se faire une idée de la vie que menaient à l’époque les Asiatiques et les colons Blancs.
Voulant en savoir un peu plus, j’ai fait des recherches afin de localiser le lieu où se situe l’action : c’est au Cambodge, entre Ream et Kampot.
En continuant mes recherches, je me suis aperçue que deux films ont été tirés de ce roman :
Le premier fut réalisé en 1957 par René Clément. Un film qui me semble très américanisé. Vous en trouverez quelques extraits ICI.
Le second film date de 2009 et a été réalisé par Rithy Panh. Ce réalisateur d’origine cambodgienne a tourné à l’endroit même où se situait la concession de la mère de Marguerite Duras. Ce lieu porte toujours l’appellation de « la rizière de la dame blanche ». Il y a même encore des habitants qui se souviennent de la famille Donnadieu. Comble de l’ironie, depuis 2008, des polders ont été construits dans cette zone inondable et la région produit à l’heure actuelle deux fois plus de riz que dans les autres régions.
Je n’ai pas eu l’occasion de voir ce film dans son intégralité. Mais les quelques extraits visionnés m’ont enchantée.
On retrouve les personnages avec leurs forces et leurs faiblesses, la beauté sauvage de la nature.
On ne peut évoquer le Cambodge sans parler du génocide. Avant de partir pour ce pays, il me paraît donc nécessaire de m’informer afin d’essayer de comprendre comment un tel massacre a pu avoir lieu. J’avoue que j’ai toutes les peines du monde à comprendre comment font les Cambodgiens (bourreaux et victimes) pour réussir à revivre ensemble.
Pour se faire, je viens de commander le livre de Rithy Panh, L’élimination, parue début 2012 aux Éditions Grasset.
Complément d’informations :
S21- La machine de mort khmère rouge documentaire, 2004
Duch, le maître des forges de l’enfer.
19:04 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : duras, indochine, cambodge, rithy panh, khmer, génocide