samedi, 17 novembre 2012
263. Le complexe de normalité
Noël approche à grand pas et dans la cour de récréation les gamins sont très occupés à feuilleter les nombreux catalogues de jouets qu’ils ont reçus dans la boîte à lettres depuis fin octobre.
Assis dans un coin, Johnny s’applique à recopier une longue liste. Arrive Pierre, un camarade de classe :
Qu’est-ce que tu fais ?
Bah, tu vois bien, je recopie ma liste de cadeaux.
Ah bon ? Pourquoi ? Tu as peur d’oublier ?
Non, c’est pas ça, mais chez moi on fête Noël au moins quatre fois.
Comment ça, quatre fois ? J’comprends pas bien.
Mais si, c’est simple. Le week-end prochain je vais chez mon père et sa nouvelle femme. Là on va fêter le premier Noël.
Ah, tes parents sont séparés ?
Bah oui depuis déjà un bon bout de temps. Je passe un week-end sur deux chez mon père et l’autre chez ma mère.
C’est où chez toi alors ?
Bah, chez les deux ! J’ai deux chambres.
Ah, la chance !
Oui, si on veut. En fait je partage la chambre avec les deux fils de sa nouvelle femme. Et chez ma mère, je dois laisser de la place au fils de son copain.
Ah oui, je comprends, tu n’es pas seul ?
Bah non, chez mon père on est cinq en tout. Il y a ses deux fils à elle, ma fausse mère, qui viennent une semaine sur deux. Et il y a les jumeaux qui sont nés l’année dernière. Eux, les jumeaux ce sont mes frères pour de vrai puisqu’on a le même père. Les autres sont des faux frères. Tu piges ?
Euh …Oui. Et ta fausse mère, tu l’appelles comment ?
Elle veut que je l’appelle maman pour ne pas faire de différences avec ses enfants. Mais bon, j’ai du mal …
Et chez ta mère, la vraie, comment ça se passe ?
Elle a rencontré un type il y a un an et il est venu s’installer chez nous avec ses trois enfants, deux filles et un garçon. Ah j’oubliais Loana qui est née il y a deux mois.
Pierre, se gratte la tête pensivement puis dit :
Donc, si j’ai bien compris, tu as trois frères et sœur pour de vrai, et les autres c’est du faux ?
Johnny s’arrête d’écrire, pose son crayon et compte sur ses doigts :
Les vrais, Loana, Dylan et Mickaël, ça fait trois… On rajoute les faux, Harry, Brad, Vénus, Junon et … Il m’en manque un ! Ah oui, Hercule.
Et tu arrives à t’y retrouver dans tout ça ? s’exclame Pierre, quelque peu interloqué.
Bah, fastoche !
Donc samedi tu vas fêter Noël chez ton père ?
Oui et en plus il va y avoir l’ancien copain de sa nouvelle femme qui vient avec sa nouvelle copine et ses enfants. On va faire une de ces fêtes, j’ te dis que ça !
Le week-end suivant, ma mère m’emmène chez l’ancienne copine de son nouveau copain. Ils habitent une grande maison à la campagne. On va être au moins vingt !
Tant que ça ?
Bah oui, si tu comptes ma mère, Loana, le copain de ma mère avec ses trois enfants, son ancienne copine avec son nouveau copain qui a deux enfants. Tu m’suis ?
Euh, non, pas très bien, s’excuse Pierre, la mine déconfite.
C’est pourtant pas sorcier !
Et pour le vrai Noël, tu fais quoi alors ?
Ah, c’est simple, mes parents louent une salle et on s'y retrouve tous ensemble. Et on va avoir encore plein de cadeaux ! C’est génial ! Et chez toi, c’est comment à Noël ?
Oh chez moi ?… Bah il y a mon père, ma mère et mes grands-parents s’ils sont revenus de voyage.
C’est tout ? Mon pauvre, j’te plains. Et il donne à Pierre une tape amicale comme pour vouloir le consoler.
La cloche retentit et les enfants vont bientôt se ranger devant leur salle de classe.
À la sortie, Pierre aperçoit au loin sa maman qui l’attend à la grille avec son goûter à la main. Au fur et à mesure qu’il se rapproche d’elle, il sent monter en lui une vague de désespoir qui le submerge bientôt. Il se précipite alors dans les bras de sa mère et, tout en suffoquant, il s’écrie :
Dis, maman, pourquoi on n’est pas comme tout l’monde ?
Fin.
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lundi, 30 janvier 2012
25. Le mauvais chemin -4-
Il faisait doux, Marcel n’était pas pressé de rentrer chez lui. Et contrairement à son habitude, il changea de trajet, il passa par les bords de la Loire, à l’opposé de son lieu d’habitation, histoire de voir les pêcheurs. Pendant ce temps, le petit Louis était arrivé depuis déjà un bon moment place Rabelais et toujours pas de Marcel en vue. Il commençait à s’inquiéter, il ne savait pas quoi faire. Son père lui avait dit d’attendre, oui, mais combien de temps fallait-il qu’il reste là ? Il aperçut soudain un cycliste qu’il reconnut. C’était un employé de la cité qui travaillait avec Marcel. Il alla au devant de lui et lui demanda s’il savait où était ce dernier.
« Marcel ? Ça fait déjà un bon moment qu’il est parti ! Il doit être chez lui ou au bistro à l’heure qu’il est ! Pourquoi ? »
Le gamin lui expliqua les raisons de sa présence ici et l’autre eut soudain un air grave.
« Mince, dit-il ça sent mauvais tout ça ! Reste là, moi de mon côté je vais voir si je ne le vois pas dans le coin ». Il repartit en sens inverse.
Marcel venait de rejoindre le boulevard Tonnellé. Il longea l’hôpital Bretonneau puis atteignit bientôt sa rue… Au moment où il tournait, il aperçut alors l’arrière noir de la traction devant sa porte. Mais c’était déjà trop tard. Le conducteur de l’autre traction l’avait vu arriver et la voiture se positionna juste derrière lui. Deux hommes en sortirent brusquement et se précipitèrent sur Marcel qui tomba de vélo. Ils le jetèrent sans ménagement dans la voiture qui redémarra aussitôt et disparut bientôt. L’autre traction klaxonna et bientôt on vit deux hommes en imperméable sortir. Ils soutenaient la pauvre mère de Marcel, le visage ensanglanté et la poussèrent à l’intérieur de la voiture. Marcel fut conduit dans les locaux de la Gestapo. Là on le tortura pour obtenir des informations. Quelles informations aurait-il bien pu fournir ? Il ne connaissait rien du véritable réseau .Son arrestation était arrivée à la suite d’une lettre anonyme. Quelques semaines plus tard Marcel fut fusillé. Sa mère fut envoyée quelque part loin, très loin de chez elle, dans un endroit d’où peu revinrent. Elle mourut dans le camp de Mathausen en 1944. Depuis, tous les ans à la date anniversaire de la mort de Marcel, les anciens de la cité déposent une gerbe de fleurs devant la maison, sous la plaque qui a été scellée dans le mur de la maison et qui rappelle aux plus jeunes les misères qu’ont vécues les générations précédentes.
FIN
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dimanche, 29 janvier 2012
24. Le mauvais chemin -3-
C’était en fin d’après midi. Tout était bien calme dans le quartier. Dans le café quelques vieux discutaient à une table et le patron, tout en essuyant les verres, écoutait leur conversation. Soudain deux tractions noires passèrent au ralenti devant le café. A l’intérieur de chacune d’elles il y avait trois hommes, la mine sombre, le regard à moitié caché par un feutre. L’une des voitures s’arrêta le long du trottoir un peu plus loin tandis que l’autre continuait sa route.
« Ça ne présage rien de bon » se dit en lui-même le cafetier. Les vieux avaient regardé passer les tractions. Eux aussi avaient reconnu les voitures de la Gestapo. Une espèce d’angoisse saisit alors tous les clients qui finirent rapidement leur verre et rentrèrent bien vite chez eux. Environ une demi-heure plus tard, la porte du café s’ouvrit et le patron reconnut le vieux Michaud, un retraité de la cité. Sa maison était contiguë à celle de Marcel. Il était tout essoufflé, sans doute avait-il marché très vite. Lui qui ne pouvait se déplacer sans sa canne, il avait dû faire un réel effort car il était en sueur. Il s’avança jusqu’au comptoir et bredouilla :
« La Gestapo est chez Marcel ! J’ai entendu sa mère crier et j’ai vu la voiture dans la rue… Ils sont en train de tout casser à l’intérieur de la maison. Je suis passé dans le jardin par derrière pour sortir. Il faut prévenir Marcel qu’il ne rentre pas chez lui car ils l’attendent. » Comment faire ? Marcel n’était pas encore rentré du boulot ; il revenait toujours aux environs de vingt heures et il était déjà dix-neuf heures trente. Le patron eut alors une idée :
« Vous connaissez le chemin qu’emprunte Marcel quand il revient ?
— Oh oui, ça c’est facile vu qu’il a ses habitudes de bistro. Il prend par la place Rabelais , puis la rue du Plat d’Etain.
— Bon, dit le patron, on va envoyer quelqu’un pour tâcher de l’intercepter.»
Il sortit dans la cour et aperçut son fils en train de nettoyer son vélo.
« Louis, viens là deux minutes. J’ai à te parler.» Il lui expliqua la situation et le chargea d’aller au devant de Marcel avec son vélo.
« Tu vas jusqu’à la place Rabelais et si tu ne l’as pas croisé avant, tu attends. Tu as compris ?
— Oui, oui, » fit le gamin, ravi qu’on lui confie une telle mission d’importance. Il prit aussitôt son vélo et fila en direction de la rue du plat d’Etain. Au même instant Marcel venait de quitter l’entrepôt.
A suivre
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samedi, 28 janvier 2012
22. Le mauvais chemin -2-
Dans le journal du lendemain, un article mentionnait le sabotage d'une voie ferrée durant la nuit. Les dégâts, sans être importants, bloquaient cependant le trafic des marchandises pendant un certain temps. Le cafetier repensa alors aux propos de Marcel, la veille au soir, et il fit tout de suite le rapprochement. Il n'avait pas tort... En quittant discrètement sa maison, Marcel était allé rejoindre deux acolytes de boulot, deux têtes brûlées comme lui et qui voulaient, à leur façon, résister à l'occupant. Ils auraient pu intégrer un réseau de résistance, il y en avait un dans la région. Mais on n'avait pas voulu d'eux, les responsables les ayant jugés trop dangereux pour les autres. Donc ils opéraient tous les trois en marge du groupe existant. De plus ils connaissaient très bien le réseau ferroviaire pour y travailler quotidiennement et quand ils en avaient l'opportunité, ils dérobaient à l'entrepôt le matériel nécessaire à leurs actions. Le soir même, Marcel se rendit au café après son travail. Personne ne lui prêtait attention et cela le contraria. Il avait envie de crier:
« Eh les gars! C'est moi qui ai fait sauter la voie ferrée cette nuit! Comme ça, les Boches, ils peuvent plus nous piquer ce qui est à nous! »
Il passa commande d'un petit blanc. Le patron le servit au comptoir et lui dit tout bas:
« Retrouve-moi dans la cour dans dix minutes. »
Puis il prit son panier à bouteilles et fit mine d'aller chercher du vin à la cave. Marcel but tranquillement son verre et quelques instants plus tard se dirigea vers les toilettes situées dans la cour. Les deux hommes se retrouvèrent face à face.
« C'est toi qui as fait sauter la voie cette nuit ?
— Oui, ah ! Enfin quelqu'un qui porte de l'intérêt à ce que je fais avec mes potes !
— Là n'est pas le problème Marcel. Tu sais très bien que les Allemands sont de plus en plus sur la défensive depuis qu'ils perdent la guerre sur le front de l'est. Tu parles beaucoup trop. Tu dois te méfier de tout le monde, même de tes voisins les plus proches ! Tu te rappelles quand les Allemands sont arrivés dans la région ? J'étais mobilisé et j'ai dit à ma femme et à mon fils d'aller se réfugier à Bayonne. Quand ils sont revenus, la maison avait été cambriolée. Ce ne sont pas les Allemands qui nous ont volés, non, non, ce sont bel et bien les voisins ! Tu ne me crois pas, hein...et pourtant c'est vrai. L'autre jour, ma femme est allée chez madame P... pour faire retoucher une robe et qu'est-ce qu'elle a vu sur la table de la cuisine ? Une de nos petites cuillers en argent, elles étaient facilement reconnaissables car elles étaient gravées. Elle a fait celle qui n'avait rien vu, mais tu parles d'un choc ! Alors, quand je te dis de faire gaffe, j'ai mes raisons. Et puis, pense à ta mère ! Qu'est-ce qu'elle deviendrait s'il t'arrivait malheur ? »
Marcel écoutait, l'air penaud comme un gamin qui se fait réprimander par son instituteur. Au fond de lui, il savait que le cafetier avait raison. Il avait manqué un père à Marcel, le sien était mort accidentellement quand il était tout jeune et sa mère n'avait pas eu l'autorité suffisante pour apprivoiser ce jeune chien fou qu'il était devenu. Il jura sur la tête de sa mère de se contrôler, de boire un peu moins... Cela dura quelques mois, puis les mauvaises habitudes reprirent le pas et de nouveau il joua les fanfarons. Mais entre temps la situation s'était modifiée. Le réseau des résistants avait mené des actions d'ampleur où il y avait eu des soldats allemands blessés et tués. Des otages français avaient alors été fusillés. Le journal continuait d'annoncer épisodiquement des sabotages ferroviaires et Marcel de se vanter à haute voix que c'était lui et ses potes les instigateurs ! Jusqu'au jour où...
A suivre
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vendredi, 27 janvier 2012
21. Le mauvais chemin -1-
« Tais-toi Marcel, tu es bourré ! Tu dis n’importe quoi ! »
Difficile à faire taire, le Marcel, quand il a bu un petit coup de trop. Et pourtant, il doit arrêter là, il parle trop, il va s’attirer des ennuis. C’est ce que tous les clients pensent en ce soir d’hiver, dans ce bistro de quartier, dernier refuge des travailleurs avant de retrouver femme et enfants qui attendent leur retour au foyer. Et Marcel est content parce que tout le monde l’écoute. Alors il fait le fanfaron, il en rajoute. Il se donne de l’importance, lui le petit employé des chemins de fer qui passe ses journées à poser des rails. Et puis il n’est pas pressé de rentrer chez lui, personne ne l’attend sauf sa mère. Sa mère, il y pense tout à coup et il sait qu’elle doit encore se faire du mouron à cause de lui. Alors il se dépêche d’ingurgiter un dernier canon et se tournant vers les gens attablés :
« Bon, salut la compagnie ! Je vous quitte. Et rappelez-vous, cette nuit ça va encore chauffer ! »
Et, tout en titubant légèrement, il tire la porte puis descend les quelques marches du café. Marcel habite dans la cité ouvrière située à une centaine de mètres de là. L’air froid lui remet quelque peu les idées en place. Qu’a- t-il dit au juste ? Il ne sait plus trop, mais après tout cela n’a pas grande importance. Que risque t-il ? Tous les gens qui étaient présents, il les connaît, ce sont des voisins et il n’a rien à craindre d’eux. Il y avait bien Bibendum, assis en retrait à une table, mais il avait l’air dans ses rêves et puis il ne pige pas bien le français. Hans, que tous les gens du quartier appellent Bibendum en raison de sa ressemblance avec le gros bonhomme d’une marque de pneus, est le soldat allemand préposé à la garde de l’abattoir. C’est vrai qu’il est bien inoffensif, il n’a qu’une seule idée en tête : sauver sa peau et rentrer chez lui, là-bas, dans son petit village bavarois où il menait une vie paisible auprès de sa femme et de son fils. Et puis cette maudite guerre est arrivée… Son fils a péri quelque part, on ne sait pas où précisément, sur le front de l’est. Et lui, il a été incorporé dans les services auxiliaires à cinquante ans passés. Et tous les soirs il doit monter la garde devant ce foutu abattoir pour éviter les vols. Dans ses lettres, sa femme lui a dit qu’elle était aidée dans les travaux de la ferme par un soldat français fait prisonnier au début de la guerre. Que n’aurait-il donné pour échanger sa place avec le Français…Il aimait bien venir au café et observer ces Français, très gesticulateurs et braillards. Il aurait aimé pouvoir partager un verre avec eux, mais dès qu’il faisait mine de s’approcher d’eux, aussitôt un silence pesant s’instaurait. A plusieurs reprises il avait apporté de la viande au patron du café, croyant lui faire plaisir. Mais ce dernier avait toujours refusé l’offre, non pas qu’il n’en ait pas eu envie, mais par crainte des représailles. A cette époque, il fallait se méfier de tout le monde. On était si vite classé comme « collabo ».
Marcel franchit le seuil de la petite maison. Sa mère, heureuse de le voir, le réprimanda cependant : « Tu étais encore fourré au café, n’est-ce pas ? Tu vas finir par t’attirer des ennuis.» Ils dînèrent en silence, puis Marcel ressortit dans le jardin afin de couper un peu de bois pour alimenter la cuisinière. Il n’y avait plus de charbon depuis déjà un bon bout de temps. Sa mère était déjà endormie quand il prit son vélo et se dirigea sans bruit vers la rue.
A suivre…
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