lundi, 03 octobre 2011
211. La boîte
Ce n'est pas nouveau, mais vous n'avez peut-être pas eu l'occasion de lire cette petite nouvelle :
Coup de sonnette. Le portier se dirigea vers le judas. En voyant la personne qui attendait, son visage s’éclaira d’un large sourire et il ouvrit rapidement la porte :
Bonsoir, il y a bien longtemps qu’on ne vous avait vue ! C’est un grand plaisir.
La femme, indifférente à ces propos, s’avança dans la pièce obscure et se dirigea vers le vestiaire. Elle quitta son manteau, puis ses chaussures. De son grand sac, elle sortit une paire de chaussures à talons hauts qu’elle enfila prestement tout en tendant son vêtement à la fille qui s’occupait du vestiaire.
Son arrivée n’était pas passée inaperçue. Trois hommes au bar qui discutaient s’étaient arrêtés subitement et leurs regards étaient maintenant fixés sur la femme, la déshabillant du regard.
Elle était assez grande, des cheveux courts frisés, deux petites perles d'or aux oreilles. Elle portait un chemisier échancré de soie noire et une jupe moulante qui s’arrêtait juste au-dessus du genou. Elle n’était pas spécialement belle, mais il émanait de tout son être une grande sensualité, tant dans la façon dont elle s’assit sur le haut tabouret que dans la manière lente et très étudiée dont elle porta une cigarette à ses lèvres.
Du feu ? L’un des hommes s’était précipité vers elle, devançant les autres.
Elle ne répondit pas, se contentant d’approcher la cigarette de la flamme qu’il lui tendait. Elle posa une main sur celle de l’homme qui tenait le briquet et un frisson parcourut alors ce dernier. Elle releva la tête, le dévisagea un court instant puis lui répondit d’une voix chaude et grave :
Merci.
Un grand silence régnait dans la boîte. Seule, la musique en fond rappelait qu’on était bien dans une discothèque. La piste était vide à cette heure de la journée.
La femme avait commandé une pina-colada et tout en sirotant son verre, elle détaillait chacun des hommes présents, choisissant sa future proie tout en gardant un air impassible.
Celui qui lui avait donné du feu précédemment s’était déjà installé sur le tabouret tout près, essayant d’engager la conversation :
Vous venez souvent ici ?
Quelle importance ? Le principal n’est-il pas que je sois là à cet instant précis ?
Le ton avait été sec et surprit l’homme qui ne sut quoi répondre.
En voilà un d’éliminé, songea la femme avec un petit sourire méchant tout en continuant à siroter son verre.
Elle fixait maintenant les deux autres qui avaient repris leur conversation, ce qui ne les empêchait pas de jeter de temps à autre un coup d’œil vers elle. Elle était patiente, elle avait le temps, le temps qu’il fallait pour observer l’allure générale, les poses, l’habillement, la gestuelle, tout ce qui fait qu’un homme peut plaire physiquement, peut donner l’envie d’une étreinte le temps d’une ou de plusieurs danses et qui sait, après…
Justement, il y en avait un qui ne lui déplaisait pas. Grand, allure désinvolte, ce petit je ne sais quoi qui lui provoqua un petit frisson dans le bas des reins.
Bon, pas de panique, tout en douceur, songea- t- elle. Elle l’observait fixement au travers de la glace qui se trouvait située derrière le bar. Au bout de quelques minutes, leurs regards finirent par se croiser. Elle ne baissa pas les yeux, lui non plus. Il sourit…Elle fit alors un geste de la main en direction du disc-jockey, dans sa cabine. Celui-ci arrêta aussitôt l’air en cours et en mit un autre.
Oh, elle n’eut pas besoin d’attendre très longtemps. Il était déjà là, devant elle, un sourire inquisiteur :
On danse ?
Sans répondre, elle descendit de son siège et le suivit au milieu de la piste… Hum, le disc-jockey connaissait ses goûts.
L’homme l’avait saisie par la taille, et lui chuchota à l’oreille :
Laisse-toi guider !
Elle ne demandait que ça, la coquine !...
---------
— C'est à vous, madame ! Qu'est-ce que je vous sers ?
— Plait-il ? ... Oh, oui, excusez-moi. Bon, alors vous me mettrez ... euh ... pfff ... disons une baguette !
Je ressors de la boulangerie. Bon alors, où en étais-je ? Ah oui, je suis sur la piste de danse ...
Quand le pouvoir de séduction a malheureusement définitivement disparu, il ne reste que les rêves. C'est toujours mieux que rien.
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lundi, 25 octobre 2010
395. En partance
Depuis son arrivée à Barcelone, Marc passait toutes ses journées à déambuler sur les quais, observer le trafic des bateaux, causer avec les marins quand cela était possible. Il baragouinait un peu l’espagnol, souvenir lointain d’un collège où il avait passé quelques années à végéter, attendant d’avoir seize ans et de foutre le camp loin, très loin d’ici, de cette cité où aucun débouché ne pouvait se présenter.
C’est sûr, il aurait pu faire comme les copains, glander toute la journée, traficoter de-ci, de-là… Mais Marc était d’un tempérament curieux et il voulait voir du pays, comme on dit.
Bref, il était décidé à rouler sa bosse, à bourlinguer. Un moment même il eut l’envie de s’engager dans la marine. Mais c’était un rebelle et il sentait bien que côté discipline, il aurait eu fort affaire avec ses supérieurs.
Petit à petit, il posa des plans sur la comète. Il avait réussi à économiser un peu d’argent grâce à quelques intérims effectués sur des chantiers et il avait fait faire en douce son passeport, en bonne et due forme. Puis il s’était constitué un paquetage dans un grand sac à dos qu’il cachait dans un coin de la cave. Personne n’était au courant de ses projets, hormis son meilleur copain, Pedro.
Pedro avait grandi dans la même cité que Marc, mais tout petit déjà il savait qu’il voulait devenir routier. C’était un courageux, un tenace. Il passa son permis poids lourd et s’acheta à crédit son premier camion. A vingt-cinq ans, il était son propre patron et c’est lui qui proposa à Marc de le descendre jusqu’à Barcelone. Il connaissait une pension pas trop chère dans le Barri Xino et lui fournit l’adresse.
Marc rêvait déjà de l’Amérique du sud, le canal de Panama, Valparaiso…
Cela faisait deux jours à présent que Pedro avait laissé Marc sur les quais. Les deux jeunes hommes s’étaient fait l’accolade et Pedro avait souhaité bonne route à son vieux copain…
Depuis deux jours donc, Marc était en quête d'un bateau en partance, il arpentait les quais, se rencardait auprès des marins dans les bars à tapas.
Le soir les bars à tapas étaient assiégés par une faune très hétéroclite, un mélange de touristes en mal d'exotisme et de sensations fortes, de marins venus de tous les horizons. On y parlait espagnol, anglais, allemand, russe ... Tard dans la nuit des bagarres animaient les ruelles sombres et sales du Barri Xino. Marc commençait à se décourager. Cela faisait déjà plus d'une semaine qu'il était dans cette pension minable et ses maigres économies ne lui permettaient pas d'y séjourner éternellement. Il lui fallait à tout prix trouver un embarquement ou alors un emploi sur le port. Il partit donc très tôt ce matin-là en direction des quais.
Déjà les grues étaient en pleine action, chargeant ou déchargeant les containers des navires. Les chariots faisaient la navette entre les entrepôts et les quais. Soudain, il entendit la sirène d'une voiture de police. Celle-ci passa à toute vitesse pour s'arrêter un peu plus loin sur le quai, le long d'un cargo.
Une ambulance suivait, sirène hurlante. Marc pressa le pas pour voir voir ce qui se passait. La passerelle avait été mise en place et on descendait un homme sur une civière, tandis que les policiers montaient à bord. Du pont inférieur, quelques marins regardaient la scène, impassibles.
Sur le quai, les dockers s'étaient également approchés de l'ambulance. Sur la civière, l'homme poussait des beuglements. L'ambulance partit aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. Le bruit de la sirène se perdit peu à peu dans le brouhaha de la ville. Quelques hommes étaient descendus du bateau et discutaient avec les dockers. Sans doute devaient-ils relater l'évènement et Marc s'approcha pour en savoir davantage :
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Oh, une bagarre à bord qui a mal tourné, répondit un des marins en se tournant vers Marc. C'est le cuistot qui s'est engueulé avec un des Indiens et ce dernier lui a fichu un coup de couteau dans le bide. Dans le coup, on se retrouve sans cuistot !
Sans cuistot ! Un déclic s'opéra immédiatement dans le cerveau de Marc. Voilà peut-être l'occasion rêvée de pouvoir embarquer. Après le collège, il avait passé un BEP de cuisine et si le milieu familial l'avait un peu soutenu dans ses efforts, il aurait aimé faire une école hôtelière.
— Je suis cuistot et je cherche justement un job !
Le marin à qui il s'adressait le dévisagea un instant puis répondit :
— C'est peut-être la chance de ta vie. On doit lever l'ancre d'ici peu de temps et il nous faut absolument trouver quelqu'un. Suis-moi, on va aller voir le commandant.
Et les deux hommes s'engagent rapidement sur la passerelle tandis que les badauds s'éparpillent peu à peu sur le quai.
Le commandant du porte-containers finissait de discuter avec les policiers. Il était passablement irrité par cet imprévu qui risquait de retarder son départ. Il n'avait vraiment pas besoin de ça, c'était déjà suffisamment difficile de faire régner l'ordre à bord avec un équipage composé d'Indiens et d'Indonésiens qui, à la moindre occasion, se tapaient dessus comme des chiffonniers.
Quand son second lui présenta Marc, il se dit que c'était une aubaine qui lui tombait du ciel.
— OK, mon gars, tes papiers sont en règle. Je te prends à bord. Il te reste une heure avant que nous levions l'ancre. Sois là car nous ne t'attendrons pas !
Marc était fou de joie, mais il se retint de le montrer. Ce n'est qu'en dévalant la passerelle qu'il laissa exploser sa joie. Il s'élança sur le quai, il ne marchait pas, il courait, il sautait, il volait, il virevoltait, filant vers la pension, la tête pleine d'images de bateaux, de mer, de paysages lointains. Il ne vit pas ...
Trou noir. Marc ne voit rien, il entend confusément des voix qui parlent autour de lui. Il n'a pas mal, non, il ne sent rien. Il revoit le visage de sa mère :
— T'es là, maman ? Tu diras à Pedro que j'ai réussi. Dans quelques semaines je serai à Valparaiso. Valparai... so, Val ... pa ...
L'infirmier lui ferme les paupières en soupirant.
— Tu peux ralentir, c'est trop tard pour lui, dit-il alors au chauffeur de l'ambulance.
Sur le quai, la foule des badauds s'est de nouveau agglutinée autour d'un camion à l'arrêt. Les policiers prennent la déclaration du chauffeur, très agité, qui explique :
— Je n'ai rien pu faire, il s'est carrément jeté sous mes roues ! Pourtant j'ai klaxonné, mais c'est à croire qu'il était sourd.
À bord du bateau, le commandant, fou de colère, donna l'ordre d'appareiller.
Au moment où l'ambulance arrivait à l'hôpital, le porte-containers quittait le port de Barcelone.
FIN
A suivre
07:18 Publié dans Petites nouvelles de rien du tout | Lien permanent | Commentaires (3)
mercredi, 31 mars 2010
126. Les narcisses
Un dimanche d'avril, cinq ou six gamins de la ZUP rêvassaient au soleil, assis sur les marches du hall d'entrée et ne sachant pas trop bien comment occuper le temps. Soudain Hassan, le plus grand, un jeune Marocain dont la couleur de la peau indiquait que ses ancêtres venaient d'une lointaine contrée d'Afrique noire, s'exclama :
- Et si on allait chez la maîtresse ? Je sais où elle habite.
- Tu crois qu'elle nous ouvrira ? répondit alors Mohamed l'air sceptique.
- Pour sûr !
- On devrait peut-être lui apporter quelque chose, non ? répliqua alors Kelil, le plus petit mais aussi le plus malin d'entre eux.
- Ah oui, mais quoi ?
- J'ai une idée les gars ! s'exclame alors Kelil. Et si ...
Par ce beau dimanche d'avril, Madame L. est assise dans son salon. Elle corrige un paquet de cahiers tout en jetant distraitement un œil sur la télé. Soudain la sonnerie de la porte d'entrée retentit. Elle se lève et va ouvrir. Sa surprise est grande quand elle aperçoit sur le seuil d'entrée une bande de gamins, la mine réjouie et tenant chacun à la main un beau bouquet de narcisses. Jamais encore elle n'avait vu autant de fleurs à la fois !
Elle fit alors entrer les enfants et leur prépara un bon goûter.
En ce lundi matin d'avril, Monsieur X qui exerce la profession de gardien dans la très bourgeoise résidence privée de la M..., s'apprête à rentrer les poubelles vidées quelques heures auparavant par les éboueurs. Alors qu'il se dirige tranquillement vers l'entrée de la résidence en empruntant une belle allée de marronniers, son regard est attiré soudainement vers l'étang. Il accélère alors brusquement l'allure et se précipite vers l'étang. Là où deux jours auparavant s'étalait un magnifique tapis jaune produit par la floraison de quelques centaines de narcisses d'espèces variées, il ne reste plus que quelques dizaines de fleurs, éparpillées ça et là sur les bords de l'eau !
Ce matin-là dans la classe les élèves eurent droit à une leçon de morale leur expliquant qu'une visite n'oblige en rien à apporter quelque chose. Sa seule présence est en elle-même un cadeau !
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dimanche, 27 décembre 2009
475. Célestine Chardon -23-
LA VIE BIEN ORDINAIRE DE CÉLESTINE CHARDON
Chapitre 23 : la fin
Depuis qu’elle avait décidé d’écrire, Célestine ne voyait plus les jours passer. Quand elle ne travaillait pas, elle passait le plus clair de son temps à noter des idées de scénarios sur un cahier qu’elle emportait dans son sac. Il lui arrivait parfois de se retrouver au terminus de la ligne du métro. Quand il faisait beau, elle allait flâner dans les allées du jardin des Plantes ou bien encore elle s’installait sur les berges de la Seine et regardait les péniches s’éloigner lentement vers des destinations inconnues. Les mois passèrent, puis les années… Lorsqu’elle se retrouva à la retraite, ce mouvement de repli sur soi ne fit qu’augmenter un peu plus, sournoisement sans qu’elle s’en rendit vraiment compte. Les petits cahiers remplis d’une écriture penchée et appliquée s’entassaient dans un coin de son appartement. Quelquefois elle en reprenait la lecture pour en changer des mots, barrer certaines phrases pour les remplacer par d’autres qu’elle jugeait plus fortes.
Bientôt le fait d’avoir à sortir devint pour elle une véritable corvée. Elle décida alors d’acheter de la nourriture qui peut se garder longtemps. Elle fit provision de boîtes de conserve, de soupes en sachets individuels. Elle perdit peu à peu la notion de l’heure et du temps. Elle pouvait tout aussi bien dormir la journée et écrire la nuit.
Parfois elle se réveillait en sursaut, et se précipitait alors sur son crayon pour noter les idées qui venaient de traverser son esprit.
Il y avait déjà longtemps qu’elle ne se regardait plus dans une glace. Ses cheveux avaient repris naturellement leur couleur grise, elle ne les coupait plus, se contentant de les attacher en queue de cheval avec un élastique.
Son corps perdit l’habitude de faire des efforts physiques et elle s’amenuisa très rapidement. Aller faire les courses devenait un véritable supplice. Elle ne sortit bientôt plus qu’une fois dans la semaine pour acheter le strict minimum pour survivre. Chez elle le réfrigérateur était tombé en panne et elle décida de s’en passer. Ce fut ensuite le tour du poste de télé, le seul lien qui la reliait encore au monde extérieur.
Les semaines et les mois passaient ainsi, plongeant Célestine dans le plus profond isolement. Un soir d’hiver, alors qu’elle était sortie pour acheter un nouveau lot de cahiers et faire quelques provisions, elle fut étonnée de constater que les magasins étaient fermés. C’était un dimanche.
Au retour elle fut prise sous une averse glaciale qui la trempa jusqu’à la moelle des os. De retour dans son appartement elle fut bientôt prise de frissons mêlés à de fortes suées. En cherchant dans son placard, elle trouva une boîte dans laquelle il y avait encore quelques sachets de thé. Elle se fit une boisson chaude et se mit au lit. Les jours suivants, son organisme eut à lutter contre une violente fièvre. N’ayant plus rien pour se soigner, elle se contenta de boire de l’eau du robinet et de dormir. La fièvre finit par disparaître, laissant Célestine extrêmement affaiblie. Elle était prise de vertiges lorsqu’elle voulait se lever et avait à peine la force d’aller de son lit à la fenêtre. Elle se recoucha donc, posant sur le lit tous les petits cahiers. Les premiers portaient une date écrite en gros sur la couverture, les derniers n’avaient plus de dates, mais un titre car elle avait perdu toute notion du temps.
La nuit venait juste de tomber. Célestine laissa la fenêtre grande ouverte pour mieux apercevoir les étoiles qui scintillaient dans ce ciel d’hiver dégagé. En regardant au-dehors, elle s’était aperçue que la ville brillait de mille feux et on entendait dans le lointain une musique sacrée et les cloches qui sonnaient.
Tiens, se dit-elle, ce doit être Noël !
Elle ouvrit le cahier en cours et se mit à écrire :
Quand j’étais enfant, à Noël, mes parents … Ses doigts sont ralentis par le froid glacial qui pénètre par la fenêtre. Ses paupières se ferment peu à peu… Mes parents avaient l’habitude de …
Quelques jours plus tard, un entrefilet dans les quotidiens parisiens annonçait :
Drame de la solitude : une vieille femme âgée d’environ soixante-quinze ans a été retrouvée morte dans son appartement parisien. La mort serait due à l’épuisement. On a retrouvé près du corps de la victime plusieurs centaines de cahiers manuscrits. L’adjoint au maire du XIXe arrondissement a déclaré que ces cahiers seront conservés à la mairie et pourront bientôt être consultables, leur valeur ne pouvant être mise en doute. Ils feront partie d’un ensemble intitulé « La vie ordinaire de Célestine Chardon ».
FIN
Je dédie cette nouvelle à tous les solitaires du monde.
18:31 Publié dans Petites nouvelles de rien du tout | Lien permanent | Commentaires (3)
mercredi, 23 décembre 2009
472. Célestine Chardon -22-
LA VIE BIEN ORDINAIRE DE CÉLESTINE CHARDON
Célestine Chardon 22 : l’envie d’écrire
En sortant de la bouche du métro, Célestine tombe soudain en arrêt devant une affiche :
La Martinique ! Tiens, c’est amusant cette coïncidence. Et elle reprend alors le cours de sa rêverie tout en continuant son chemin à travers la foule des badauds.
Lucie et Marc viennent de pénétrer dans l’aéroport. Soudain Lucie s’exclame :
— Regarde le père Noël, Marc, il est tout noir ! Et cela la fait rire. Une fois la porte du hall franchie ils sont saisis à la gorge par la chaleur humide qui règne à l’extérieur. Il fait environ vingt-huit degrés. La veille au soir, à Paris, il neigeait. Lucie s’empresse de se déshabiller sur le trottoir. Célestine lui avait bien dit dans son dernier appel téléphonique :
— Sous tes vêtements, prévois un T-shirt et un short car tu vas être surprise par le changement de température.
Soudain Marc aperçoit la tête d’Ivan émergeant de la foule compacte qui se presse devant la porte des arrivées. C’est la joie des retrouvailles après trois ans de séparation, Célestine y va de sa larme, elle est tellement émotive. Lucie commence à lui raconter son épouvantable voyage depuis leur départ de Paris tandis qu’Ivan questionne Marc à propos du cours de l’immobilier qui aurait flambé depuis leur départ.
Il pleut sur Paris en ce triste jour de décembre, mais Célestine n’en a que faire. Elle est si loin de la réalité qu’elle ne s’est même pas aperçue que demain c’est Noël. Elle vient soudain d’avoir une idée qui la rend toute excitée.
— Je vais écrire mes rêves !
Elle fait alors demi-tour et pénètre à l’intérieur de la supérette qu’elle a dépassé quelques mètres auparavant. Là elle se procure quelques cahiers de brouillon et achète deux crayons de papier ainsi qu’une gomme. Le magasin est rempli de monde et elle est obligée de faire la queue à la caisse. C’est à ce moment précis qu’elle remarque les décorations de fête. Mais cela ne provoque chez elle aucune émotion particulière. Elle n’a qu’une hâte, c’est de rentrer chez elle, d’ouvrir un des précieux cahiers et de remplir peu à peu les pages de rêveries qu’elle relira avec délectation. Sans en prendre vraiment conscience, elle vient de s’exclure encore un peu plus de la réalité.
À partir de ce jour, elle n’aura plus qu’une seule obsession : devenir une autre, être une Célestine toujours jeune, toujours belle, qui pourra réaliser tout ce que la vie normale ne lui a pas permis de faire. Cette idée la rend dans un état d’extrême excitation et, tout en sortant du magasin, elle imagine déjà le titre qu’elle donnera : La vie rêvée de Célestine Chardon.
— Il va falloir que je mette un terme à cette aventure avec Ivan, songe-t-elle tout à coup. Après tout l’histoire se termine bien. Il n’y a rien à rajouter. Ah si, je pourrais inventer une séparation. Cela me permettrait de repartir sur une nouvelle aventure.
Sitôt rentrée, elle se met à l’aise, se prépare un café puis s’installe sur la table de la cuisine. Les idées se bousculent dans sa tête.
— Je vais appeler ce texte « La fêlure », ça sonne bien. Et elle écrit :
Edward Hopper, Automat, 1927
Elle est assise dans ce grand café désert, seule à une table. Elle regarde machinalement le fond de sa tasse, vide, mais ses pensées sont ailleurs. C'était il y a un peu plus de trois ans maintenant...Leurs chemins s'étaient croisés fortuitement. Elle était seule, s'ennuyait, avait besoin d'affection pour reprendre goût à la vie. Lui menait une existence monotone près d'une femme pour qui il n'éprouvait plus de sentiments. Dans ce couple, chacun menait sa barque de son côté sans avoir de comptes à rendre à l'autre. Et les apparences étaient sauves. Il fut attiré par ses yeux verts, son sourire, son côté naïf et puéril. En même temps elle donnait l’impression d’être une femme libre, sans tabous, désireuse de mordre la vie à pleines dents et de goûter à tous les plaisirs. Elle, de son côté, avait été charmée par sa douceur, son intelligence, sa grande érudition, sa façon aussi de se foutre du quand dira-t-on. Toutes ses amies, bien que ne l’ayant jamais vu, connaissaient tout de lui tellement elle leur en parlait. Elles en seraient presque arrivées à être jalouses de son bonheur, si bonheur il y eût ! Ils firent plein de choses ensemble, des balades, des voyages. Il lui redonna le goût de la lecture. De son côté, elle se remit à faire la cuisine. Pour lui elle fit des efforts d’habillement. Ils étaient tous deux de la même génération et avaient reçu la même éducation stricte. Un autre point commun les unissait : ils avaient eu une enfance solitaire. De plus, ils avaient la même vision pessimiste du monde dans lequel ils vivaient en attendant le voyage final. Il lui confiait ses soucis, elle l’écoutait en silence. Elle lui racontait ses occupations, il y prêtait de l’attention et savait à l’occasion lui donner de précieux conseils. Il lui redonna confiance en elle, elle qui s’est toujours jugée inférieure à tous ceux qui l’entourent. Le temps fit son travail de sape. Une certaine routine s’installa peu à peu dans leur relation. La joie de se retrouver après une semaine de séparation n’était plus aussi intense qu’au début. Elle se montra plusieurs fois sous un jour qu’il ne lui connaissait pas : elle fut irritable. Il eut dans sa vie des épreuves à surmonter qui le rendirent un peu plus pessimiste. Il prit également conscience qu’elle ne changerait pas sa façon d’être et qu’il cherchait désespérément autre chose qu’elle se refusait à lui offrir. Comment lui dire sans la peiner ? Cela éclata peu avant Noël sur le quai d’une gare. Il était las, le temps était lugubre, elle était désagréable. Il lui parla franchement. Elle comprit ce qu’il lui expliqua, mais c’est comme si elle recevait un coup de poignard dans le cœur ; la fêlure était là. Une fêlure, ça se colmate, mais les traces demeurent à vie. Ils se reverront probablement, mais ce ne sera plus jamais comme avant. Depuis leur séparation elle ne fait plus de cuisine, ne sort plus beaucoup, s’habille toujours de la même façon et elle écrit. Dans ce grand café désert, elle regarde la chaise vide face à elle. Sa présence lui manque, elle n’a rien à lui reprocher. Mais elle se dit également qu’elle n’a rien non plus à se reprocher. Alors, tout en contemplant le fond de sa tasse, elle est prise d’un énorme chagrin et laisse couler ses larmes qui finissent leur chute sur le bord de la soucoupe.
À suivre
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