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mercredi, 15 septembre 2010

356. Deux visions à un siècle d'écart -1-

C’est avec grand plaisir que j’ai repris la lecture des voyages de Pierre Loti. Durant les vacances j’avais prêté le livre à Thierry. Me voici de nouveau plongée dans son récit de Pékin en 1900, rappelez-vous, ICI.

 Il est assez intéressant de comparer un lieu à deux époques distinctes. Et justement, je trouve exactement ce qui convient : la visite du temple du Ciel à Pékin, visite que j’ai eu l’occasion d’effectuer en juin dernier. 


podcast
 Nous retrouvons Pierre Loti le vendredi 19 octobre alors qu’il se prépare à aller visiter le temple du Ciel.

« D’après le plan de Pékin, c’est à cinq ou six kilomètres d’ici, ce temple du Ciel, le plus immense de tous les temples. Et cela se trouve, paraît-il, au centre d’un parc d’arbres séculaires, muni de doubles murs. Avant ces jours de désastre, le lieu était impénétrable ; les empereurs seuls y venaient une fois l’an s’enfermer pendant une semaine pour un solennel sacrifice, longuement précédé de purifications et de rites préparatoires. […]

La grande avenue que nous suivons depuis une demi-heure aboutit maintenant à un pont courbé en marbre blanc, encore superbe, jeté sur une sorte de canal fétide où des détritus humains macèrent avec des ordures, et ici les maisons finissent ; la rive d’en face n’est plus qu’une steppe lugubre.

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Juin 2010 : le car nous conduit vers le temple du Ciel. Nous sommes happés par la circulation intense qui règne à cette heure matinale, coincés dans des embouteillages interminables, ne voyant guère plus loin que cinquante mètres en raison d’un brouillard  dû en partie à la pollution de l’air. Nous traversons bientôt un pont enjambant une sorte de canal

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C’était le pont des Mendiants — hôtes dangereux qui, avant la prise de Pékin, se tenaient en double rangée menaçante le long des balustres à têtes de monstres, et rançonnaient les passants ; ils formaient une corporation hardie, ayant un roi, et quelquefois pillant à main armée. Cependant leur place est libre aujourd’hui ; depuis tant de batailles et de massacres, la truanderie a émigré.

Tout de suite après ce pont, commence une plaine grise, d’environ deux kilomètres, qui s’étend, vide et désolée, jusqu’au grand rempart là-bas, là-bas, où Pékin finit. Et la chaussée, avec son flot de caravanes tranquilles, à travers cette solitude, continue tout droit jusqu’à la porte du dehors, qui semble presque aussi lointaine sous son grand donjon noir. Pourquoi ce désert enclavé dans la ville ? Il ne porte même pas trace d’anciennes constructions ; il doit avoir été toujours ainsi. Et on n’y voit personne non plus ; quelques chiens errants, quelques guenilles, quelques ossements qui traînent, et c’est tout.  […]

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Juin 2010 : pour arriver jusqu’à l’entrée du temple, nous avons traversé de nombreux quartiers modernes qui n’ont rien à envier aux mégalopoles du reste du  monde. Tout est construit, bétonné à outrance, les autoroutes se mélangeant en  des nœuds qui semblent inextricables. Et partout la foule, la foule des humains qui se pressent au travail, mais aussi la foule des Chinois qui viennent découvrir leur patrimoine. Ils sont facilement repérables, portent tous la même casquette et suivent docilement le guide qui, muni d’un haut-parleur, hurle plus qu’il ne parle les explications devant un auditoire recueilli. 

Il a plus de six kilomètres de tour, l’enclos du temple du Ciel ; il est une des choses les plus vastes de cette ville, où tout a été conçu avec cette grandeur des vieux temps, qui aujourd’hui nous écrase. La porte, jadis infranchissable, ne se ferme plus, et nous entrons dans un bois d’arbres séculaires, cèdres, thuyas et saules, sous lesquels de longues avenues ombreuses sont tracées. Mais ce lieu, tant habitué au respect et au silence, est profané aujourd’hui par la cavalerie des « barbares ». Quelques milliers d’Indiens, levés et expédiés contre la Chine par l’Angleterre, sont là campés, leurs chevaux piétinant toutes choses ; les pelouses, les mousses s’emplissent de fumier et de fientes. Et, d’une terrasse de marbre où l’on brûlait autrefois de l’encens pour les dieux, montent les tourbillons d’une fumée infecte, les Anglais ayant élu cette place pour y incinérer leur bétail mort de la peste bovine et y fabriquer du noir animal.» 

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Juin 2010 : après avoir quitté le car sur une immense place servant de parking, nous nous dirigeons vers la grande porte d’entrée, gardée par des soldats. Nous voici maintenant dans un parc aménagé en espaces de détente pour les Pékinois qui viennent s’adonner à différentes activités.

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À suivre …

vendredi, 07 mai 2010

186. Les derniers jours de Pékin-9-


podcast

Après avoir laissé la jonque sur les rives du fleuve Peï-Ho, Loti et quelques autres se dirigent à cheval vers Pékin.

«Dix heures. Nous devons approcher de Pékin, dont rien pourtant ne décèle encore le voisinage. Pas une figure de Chinois ne s'est montrée depuis notre départ ; les campagnes continuent d'être désertes et inquiétantes de silence, sous le voile de l'imperceptible pluie.

Nous allons passer, paraît-il, non loin du mausolée d'une impératrice, et le chancelier de France, qui connaît ces environs, me propose de faire un détour pour l'apercevoir. Donc, laissant tout notre monde continuer tranquillement l'étape, nous prenons des sentiers de traverse, en allongeant le trot de nos chevaux dans les hautes herbes mouillées.

Bientôt paraissent un canal et un étang, blêmes sous le ciel incolore. Personne nulle part ; des tranquillités mornes de pays dépeuplé. Le mausolée, sur la rive d'en face, émerge à peine de l'ombre d'un bois de cèdres, muré de toutes parts ; nous ne voyons guère que les premiers portiques de marbre qui y conduisent, et l'avenue des stèles blanches qui va se perdre sous les arbres mystérieux ; tout cela un peu lointain et reproduit par le miroir de l'étang, en longs reflets renversés qui s'estompent. Près de nous, des lotus, meurtris par le froid, penchent leurs grandes tiges sur l'eau couleur de plomb, où des cernes légers se tracent à la chute des gouttes de pluie. Et, parmi les roseaux, ces quelques boules blanchâtres, ça et là, sont des têtes de mort ... [...]

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- Pékin ! me dit tout à coup l'un de ceux qui cheminent avec moi, désignant une terrible masse obscure, qui vient de se lever  au-dessus des arbres, un donjon crénelé, de proportions surhumaines.

Pékin ! ... Et, en quelques secondes, tandis que je subis la puissance évocatrice de ce nom ainsi jeté, une grande muraille couleur de deuil, d'une hauteur jamais vue, achève de se découvrir, se développe sans fin, dans une solitude dénudée et grisâtre, qui semble une steppe maudite. C'est comme un formidable changement de décor, exécuté sans bruit de machinistes, ni fracas d'orchestre, dans un silence plus imposant que toutes les musiques. Nous sommes au pied de ces bastions et de ces remparts, nous sommes dominés par tout cela, qu'un repli de terrain nous avait caché. En même temps, la pluie devient de la neige, dont les flocons blancs se mêlent aux envolées sombres des détritus et de la poussière. La muraille de Pékin nous écrase, chose géante, d'aspect babylonien,, chose intensément noire, sous la lumière morte d'un matin de neige et d'automne. Cela monte dans le ciel comme les cathédrales, mais cela s'en va, cela se prolonge, toujours pareil, durant des lieues. Pas un passant aux abords de cette ville, personne. Pas une herbe non plus le long de ces murs ; un sol raviné, poussiéreux, sinistre comme des cendres, avec des lambeaux de vêtements qui traînent, des ossements, un crâne. Et, du haut de chacun des créneaux noirs, un corbeau, qui s'est posté, nous salue au passage en croassant à la mort.[ ... ]

Alors, d'une porte, là-bas en avant, d'une percée dans l'enceinte colossale, sort une énorme et lente bête brune, fourrée de laine comme un mouton géant - puis deux, puis trois, puis dix ; une caravane mongole, qui commence de couler vers nous, dans ce même silence, toujours, où l'on n'entend que les corbeaux croasser. À la file incessante les monstrueux chameaux de Mongolie, tout arrondis de fourrure, avec d'étonnants manchons aux jambes, des crinières comme des lions, processionnent sans fin le long de nos chevaux qui s'effarent ; ils ne portent ni cloches ni grelots, comme en ont ces bêtes maigres, aux harmonieuses caravanes des déserts arabiques ; leurs pieds s'enfoncent profondément dans la poussière qui assourdit leurs pas, le silence n'est pas rompu par leur marche. Et les Mongols qui les mènent, figures cruelles et lointaines, nous jettent à la dérobée , des regards ennemis.

Aperçue à travers un voile de neige fine et de poussière noire, la caravane nous a croisés et s'éloigne, sans un bruit, ainsi qu'une caravane fantôme. Nous nous retrouvons seuls, sous cette muraille de Titans, du haut de laquelle les corbeaux nous regardent passer. Et c'est notre tour à présent de franchir, pour entrer dans la ville ténébreuse, les portes par où ces Mongols viennent de la quitter.»

 Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin (extraits).51X43qAvDQL._SS500_[1].jpg

J'arrête ici le récit que fait Pierre Loti de son entrée dans Pékin. Vous pouvez toutefois vous procurer le récit complet. (11,39 euros sur amazon.fr).Je reprendrai cette note ultérieurement, dans le courant du mois de juin, pour vous donner cette fois, mon impression  quand j'arriverai à Pékin.

Du rêve à la réalité ... avec cependant plus d'un siècle séparant les deux récits. Et puis,

 je n'ai pas la plume de Loti !

jeudi, 29 avril 2010

174. Les derniers jours de Pékin-8-


podcast

Loti part à la découverte de ce qui reste de la ville de Tong-Tchéou :

«Personne, naturellement, dans les longues rues dévastées, où les charpentes ont croûlé, avec les briques et les tuiles des murs. Des corbeaux qui croassent dans le silence. D'affreux chiens, repus de cadavres, qui s'enfuient devant nous, le ventre lourd et la queue basse. À peine, de loin en loin, quelques rôdeurs chinois, gens de mauvais aspect qui cherchent encore à piller dans les ruines, ou pauvres dépossédés, échappés au massacre, qui reviennent peureusement, longeant les murailles, voir ce qu'on a fait de leur logis.

Le soleil est déjà très bas, et, comme chaque soir, le vent augmente ; on frissonne d'un froid soudain. Les maisons vides s'emplissent d'ombre.

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Elles sont tout en profondeur, ces maisons d'ici, avec des recoins, des séries de cours, des petits bassins à rocailles, des jardinets mélancoliques. Quand on a franchi le seuil, que gardent les toujours pareils monstres en granit, usés par le frottement des mains, on s'engage dans des détours qui n'en finissent plus. Et les détails intimes de la vie chinoise se révèlent touchants et gentils, dans l'arrangement des pots de fleurs, des plates-bandes, des petites galeries où courent des liserons et des vignes.

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Là, traînent des jouets, une pauvre poupée, appartenant sans doute à quelque enfant dont on aura fracassé la tête. Là, une cage est restée suspendue ; même l'oiseau y est encore, pattes en l'air et desséché dans un coin.

Tout est saccagé, arraché, déchiré ; les meubles, éventrés ; le contenu des tiroirs, les papiers, épandus par terre, avec des vêtements marqués de larges taches rouges, avec des tout petits souliers de dame chinoise barbouillés de sang. Et çà et là, des jambes, des mains, des têtes coupées, des paquets de cheveux.

En certains de ces jardinets, les plantes qu'on ne soigne plus continuent gaiement de s'épanouir, débordent dans les allées, par-dessus les débris humains. Autour d'une tonnelle, où se cache un cadavre de femme, des volubilis roses sont délicieusement fleuris en guirlande - encore ouverts à cette heure tardive de la journée et malgré le froid des nuits, ce qui déroute nos idées d'Europe sur les volubilis.[...]

En-dehors des grandes voies à peu près droites, qui laissent paraître d'un bout à l'autre leur vide désolé, il y a des ruelles sans vue, tortueuses, aboutissant à des murs gris, et ce sont les plus lugubres à franchir, au crépuscule et au chant des corbeaux, avec ces petis gnomes de pierre gardant des portes effarantes, avec ces têtes de mort à longue queue traînant partout sur les pavés. Il y a des tournants, baignés d'ombre glacée, que l'on aborde avec un serrement au cœur ... Et c'est fini, pour rien au monde nous n'entrerions plus, à l'heure qu'il est, entre chien et loup, dans ces maisons épouvantablement muettes, où l'on fait de macabres rencontres ...

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Nous étions allés loin dans la ville, dont l'horreur et le silence nous deviennent intolérables, à cette tombée de nuit. Et nous retournons vers le quartier des troupes, cinglés par le vent du nord, transis par le froid et l'obscurité ; nous retournons bon pas, les cassons de porcelaine craquant sous nos pieds, avec mille débris qui ne se définissent plus.»

 Le lendemain, jeudi 18 octobre 1900 : Loti quitte la jonque au petit matin pour l'ultime étape de son voyage qui le conduit jusqu'à Pékin. Restée sur le fleuve, la jonque est gardée par deux marins du détachement français de Tong-Tchéou. Le reste du trajet s'effectue à cheval.

« Nous faisons cette dernière étape en compagnie du consul général de France à Tien-Tsin et du chancelier de la légation, qui l'un et l'autre montent à Pékin, escortés d'un maréchal des logis et de trois ou quatre hommes de l'artillerie.

Longue route monotone, par un matin froid et gris, à travers des champs de sorghos roussis par les premières gelées, à travers des villages saccagés et désertés où rien ne bouge plus : campagnes de deuil et d'automne, sur lesquelles commencent de tomber lentement une petite pluie triste.»

Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin (extraits).

À suivre

mardi, 27 avril 2010

172. Les derniers jours de Pékin-7-


podcast

Loti quitte Tien-Tsin le lundi 15 octobre. À Yang-Soun le train s'arrête, faute de voie. Mais la jonque est là, sur la rive du Peï-Ho.indochine-jonques[1].jpg

« Et à présent, il va falloir, pour trois jours au moins, s'arranger une existence de lacustre, dans le sarcophage qui est la chambre de l'étrange bateau, sous le toit de natte qui laisse voir le ciel par mille trous et qui, cette nuit, laissera la gelée blanche engourdir notre sommeil. Mais c'est si petit, si petit, cette chambre où je devrai habiter, manger, dormir, en promiscuité complète avec mes compagnons français, que je congédie l'un des soldats ; jamais nous ne pourrions tenir là-dedans quatre ensemble.

Les Chinois de mon équipage, dépenaillés, sordides, figures niaises et féroces, m'accueillent avec de grands saluts. L'un prend le gouvernail, les autres sautent sur la berge, vont s'atteler au bout d'une longue amarre fixée au mât de la jonque, et nous partons à la cordelle, remontant le courant du Peï-Ho, l'eau lourde et empoisonnée où ça et là, parmi les roseaux des bords, ballonnent des ventres de cadavres.»

Le voyage se poursuit donc au rythme des tireurs de la jonque sur la berge. De temps à autre Loti descend et marche le long du fleuve. Dans la matinée, la jonque s'arrête près d'un fortin occupé par les zouaves. Il faut penser au ravitaillement ! Ce sera du pain, du vin, des conserves et du thé pour deux jours. Puis la remontée du fleuve se poursuit.

Mardi 16 octobre :

« Réveil au petit jour, pour faire lever et repartir notre équipage.

À l'aube froide et magnifique, à travers la limpidité d'un ciel rose, le soleil surgit et rayonne sans chaleur sur la plaine d'herbages, sur le lieu désert où nous venons de dormir.

Et tout de suite je saute à terre, pressé de marcher, de m'agiter, dans un besoin irréfléchi de mouvement et de vitesse ... Horreur ! À un détour du sentier de halage, courant à l'étourdie sans regarder à mes pas, je manque de marcher sur quelque chose qui gît en forme de croix : un cadavre nu, aux chairs grisâtres, couché sur le ventre, les bras éployés, à demi enfoui dans la vase dont il a pris la couleur ; les chiens ou les corbeaux l'ont scalpé, ou bien les autres Chinois pour lui voler sa queue, et son crâne apparaît tout blanc, sans chevelure et sans peau ...[...]

Vers le soir de cette journée, les montagnes de Mongolie, celles qui dominent Pékin, commencent à se dessiner, en petite découpure extra lointaine, tout au ras de l'horizon, tout au bout de ce pays infiniment plat.»

 Mercredi 17 octobre : la jonque arrive à Tong-Tchéou, devenue depuis Tongzhou.

« Tong-Tchéou, occupant deux ou trois kilomètres de rivage, était une de ces immenses villes chinoises, plus peuplées que bien des capitales d'Europe, et dont on sait à peine le nom chez nous. Aujourd'hui, ville fantôme, il va sans dire ; si l'on s'approche, on ne tarde pas à s'apercevoir que tout n'est plus que ruines et décombres.

Lentement nous arrivons. Au pied des hauts murs crénelés et peints en noir de catafalque, des jonques se pressent le long du fleuve. Et sur la berge, c'est un peu l'agitation de Takou et de Tien-Tsin, compliquée de quelques centaines de chameaux mongols, accroupis dans la poussière. [...]

Pendant deux mois, les rages de destruction, les frénésies de meurtre se sont acharnées sur cette malheureuse « ville de la Pureté céleste », envahie par des troupes de huit ou dix nations diverses. Elle a subi les premiers chocs de toutes les haines héréditaires. Les Boxers d'abord y ont passé. Les Japonais y sont venus, héroïques petits soldats dont je ne voudrais pas médire, mais qui détruisent et tuent comme autrefois les armées barbares. Encore moins voudrais-je médire de nos amis les Russes ; mais ils ont envoyé ici des cosaques voisins de la Tartarie, des Sibériens à demi mongols, tous gens admirables au feu mais entendant encore les batailles à la façon asiatique. Il y est venu de cruels cavaliers de l'Inde, délégués par la Grande-Bretagne. L'Amérique y a lâché ses mercenaires. Et il n'y restait déjà plus rien d'intact quand sont arrivés, dans la première excitation de vengeance contre les atrocités chinoises, les Italiens, les Allemands, les Autrichiens, les Français.»

Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin (extraits)

Un siècle plus tard, Tong-Tchéou n'est plus une ville fantôme, non, mais elle s'est transformée en ville-poubelle, envahie par les déchets de Pékin, toute proche ! Voir ICI.

Enfin, mondialisation oblige, vous pourrez toujours aller acheter votre pizza au Carrefour du coin !

À suivre

mardi, 20 avril 2010

165. Les derniers jours de Pékin-6-

- Alors, Tinou, tu nous dis enfin ce qu'il y a de si mystérieux derrière la porte devant laquelle se trouvent Loti et trois autres officiers ?

- Voilà, voilà, j'y arrive, pas d'impatience. Une petite recommandation toutefois : si vous le pouvez, mettez la musique pour accompagner la lecture de ce beau texte. Cela sera mieux adapté au récit que Verchuren et son accordéon ! (Je n'ai rien contre l'accordéon, mais bon ...). 

 
podcast

« Maintenant donc, après beaucoup de détours dans des couloirs mal éclairés, nous voici devant la porte des déesses, la porte marquée de deux grandes lettres rouges. La vieille Chinoise alors, toujours mystérieuse et muette, tenant le front haut, mais baissant obstinément son regard sans vie, pousse devant nous les battants noirs, avec un geste de soumission qui signifie : Les voilà, regardez !

Au milieu d'un lamentable désordre, dans une chambre demi-obscure où n'entre pas le soleil du soir et où commence déjà le crépuscule, deux pauvres filles, deux sœurs qui se ressemblent, sont assises tête basse, effondrées plutôt, en des poses de consternation suprême, l'une sur une chaise, l'autre sur le bord du lit d'ébène qu'elles doivent partager pour dormir. Elles portent d'humbles robes noires ; mais çà et là par terre, des soies éclatantes sont jetées comme choses perdues, des tuniques brodées de grandes fleurs et de chimères d'or : les parures qu'elles mettaient pour aller sur le front des armées, parmi les balles sifflantes, aux jours de bataille ; leurs atours de guerrières et de déesses ...

Car elles étaient des espèces de Jeanne d'Arc - si ce n'est pas un blasphème que de prononcer à propos d'elles ce nom idéalement pur -, elles étaient des filles-fétiches que l'on postait dans les pagodes criblées d'obus pour en protéger les autels, des inspirées qui marchaient au feu avec des cris pour entraîner les soldats. Elles étaient les déesses de ces   incompréhensibles Boxers, à la fois atroces et admirables, grands hystériques de la patrie chinoise, qu'affolaient la haine et la terreur de l'étranger, qui tel jour s'enfuyaient peureusement sans combattre, et, le lendemain, avec des clameurs de possédés, se jetaient à l'arme blanche au-devant de la mort, sous des pluies de balles, contre des troupes dix fois plus nombreuses.

Captives à présent, les déesses sont la propriété - et le bibelot curieux, si l'on peut dire - des sept nations alliées. On ne les maltraite point. On les enferme seulement, de peur qu'elles ne se suicident, ce qui est devenu leur idée fixe. Dans la suite, quel sera leur sort ? Déjà on se lasse de les voir, on ne sait plus qu'en faire.

Cernées un jour de déroute, dans une jonque où elles venaient de se réfugier, elles s'étaient jetées dans le fleuve, avec leur mère qui les suivait toujours. Au fond de l'eau, des soldats les repêchèrent toutes les trois, évanouies. Elles, les déesses, après des soins très longs, reprirent leurs sens. Mais la maman ne rouvrit jamais ses yeux obliques de vieille Chinoise, et on fit croire à ces filles qu'elle était soignée dans un hôpital, d'où elle ne tarderait pas à revenir. D'abord, les prisonnières étaient braves, très vivantes, hautaines même, et toujours parées. Mais ce matin, on leur a dit qu'elles n'avaient plus de mère, et c'est là ce qui vient de les abattre comme un coup de massue.

N'ayant pas d'argent pour s'acheter des robes de deuil, qui en Chine se portent blanches, elles ont demandé au moins ces bottines de cuir blanc, qui chaussent à cette heure leurs pieds de poupée, et qui sont essentielles ici, comme chez nous le voile de crêpe.

Frêles toutes deux, d'une pâleur jaune de cire, à peine jolies, avec une certaine grâce quand même, un certain charme comme il faut, elles restent là, l'une devant l'autre, sans larmes, les yeux rivés à terre et les bras tombants. Leurs regards désolés ne se lèvent même pas pour savoir qui entre, ni ce qu'on leur veut ; elles n'ont pas un mouvement à notre arrivée, pas un geste, pas un sursaut. Rien ne leur est plus. C'est l'indifférence à toute chose, dans l'attente de la mort.

Et voici qu'elles nous inspirent un respect inattendu, par la dignité de leur désespoir, un respect, et surtout une compassion infinie. Nous ne trouvons rien à nous dire, gênés à présent d'être là, comme d'un inconvenance que nous aurions commise.

L'idée nous vient alors de déposer des dollars en offrande sur le lit défait ; mais l'une des sœurs, toujours sans paraître nous voir, jette les pièces à terre et, d'un signe, invite la servante à en disposer pour elle-même ... Allons, ce n'était de notre part qu'une maladresse de plus ...

 Il y a de tels abîmes d'incompréhension entre des officiers européens et des déesses de Boxers, que même notre pitié ne peut sous aucune forme leur être indiquée. Et, nous qui étions venus pour être amusés d'un spectacle curieux, nous repartons en silence, gardant, avec un serrement de cœur, l'image des deux pauvres anéanties, en prison dans la triste chambre où le soir tombe. »

 Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin (extraits).

À suivre