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lundi, 10 janvier 2011

13. Horreur et fascination -4-

podcast

Nouvelle étape dans la découverte de ce pays. Après une visite dans le sud, Pierre Loti revient une dernière fois «dans la région où souffle le vent sec de la famine».

 « Me voici dans A… la musulmane.

Et, pour qui vient comme moi de l’ … brahmanique, ce qui frappe d’abord, c’est le changement absolu dans la conception des monuments religieux, les mosquées remplaçant les pagodes ; l’art sobre, précis et svelte, succédant à l’énormité et à la profusion. […]

Les Grands Mogols ! On dirait aujourd’hui un nom de vieux conte oriental, un nom de légende.

Ils vécurent ici, ces souverains magnifiques, maîtres du plus vaste empire qui ait existé au monde. Et un de leurs écrasants palais domine cette ville d’A…, qu’ils retrouveraient à peu près telle qu’ils l’ont laissée, sauf le délabrement et la misère que sans doute ils n’avaient point connus.

Sous son ciel de poussière ardente, sous ses tourbillons de corbeaux, d’aigles et de vautours, l’immense ville est bien restée l’A… d’autrefois. […]

Les singes ont depuis des siècles envahi A…, vivant à l’état libre sur les toits, comme les perruches ; certains quartiers en ruine leur sont même presque abandonnés et ils y règnent sans conteste, pillant les jardins ou les marchés d’alentour.

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Ce palais d’A…, de loin, c’est presque une montagne, construite en blocs de grès rouge et hérissée de créneaux féroces. Quand on regarde ces murailles couleur de sanguine, si lourdes et si impressionnantes, on se demande comment la cour des fastueux empereurs pouvait trouver derrière de tels remparts, un cadre à souhait pour le déploiement de son luxe fantastique. Cependant, si l’on contourne la route du côté de la rivière — du côté de la Iummah très sacrée qui coule dans son ombre —, on entrevoit comme des Alhambras en dentelle blanche, comme des palais de rêve léger, posés par-dessus cette forteresse de Titans et en contraste imprévu avec la massive austérité d’une pareille base : c’était là-haut que vivaient les Grands Mogols et leurs sultanes, dominant tout, presque dans l’air, inaccessibles et cachés au milieu de la blancheur et de la transparence des marbres purs.

Nulle part, dans l’…, la vie des oiseaux n’est innombrable et encombrante comme ici. Leurs cris, à cette heure, sont les seuls bruits qui montent jusqu’à moi ; mais ils emplissent le silence de ces terrasses, ils font vibrer tous ces pâles marbres sonores. Aux approches du crépuscule, un triage par espèce s’opère dans le tourbillon ailé ; tel arbre, au-dessous de moi, commence à devenir noir de corbeaux ; un autre est entièrement garni de perruches, qui font comme des feuilles trop vertes sur ses branches mortes. Et des aigles au corps blanc, de grands vautours chauves, dans le carrousel abandonné, se promènent par terre, comme des bêtes de basse-cour.

Au loin dans les plaines, on voit des coupoles blanches, de cette blancheur diaphane des marbres qu’aucune peinture, aucun revêtement ne saurait imiter ; elles émergent ça et là du brouillard de poussière qui traîne sur le sol, et qui bleuit ou s’irise avec le soir. Ce sont les demeures actuelles des princesses qui jadis promenaient ici, dans ce haut palais, leurs mousselines lamées d’or, leurs pierreries, leurs belles gorges dévoilées. Et le plus grand de ces dômes est le Taje, l’incomparable Taje, où la grande sultane Montaz-i-Mahal dort depuis deux cent soixante dix ans. »

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Et voilà, nous y sommes !   Où ça, me direz-vous ?

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En Inde, et plus précisément en Inde du nord. Si tout se passe comme je veux, je devrais partir fin mai pour un périple qui me conduira d’abord à Delhi. Ensuite le voyage se poursuit en train de nuit jusqu’à Jodhpur. Nous visiterons successivement Ranakpur, Kumbalgarh, Udaipur, Chittorgarh, Bündi, Jaipur,  pour finir en beauté au pied du Taj-Mahal à Agra.

vendredi, 07 janvier 2011

10. Horreur et fascination -3-


podcast

Pierre Loti change de lieu :

« Cent lieues plus loin vers le nord. Depuis O… , les déserts succédaient aux déserts. La terre semblait maudite. Sous une couche de cendre blanchâtre, comme semée par quelque éruption volcanique immense, tout ce qui avait été jungles, villages ou cultures se confond en une même teinte morne. Et enfin voici, après tant de désolations, une ville qui parait en pleine activité orientale et charmante. Les avenues qui viennent aboutir à ses hauts remparts crénelés, à ses portes ogivales, sont peuplées de cavaliers en robe blanche, de femmes en longs voiles jaunes ou rouges, de chars à bœufs, de files de chameaux en harnais de fête : des couleurs et de la vie, comme aux temps d’abondance […]

La première porte franchie, il en apparait une autre, découpée dans une muraille intérieure qui est peinte en rose jusqu’à la pointe de ses créneaux — en rose de ruban, avec un semis de fleurs blanches [… ] Et sur l’épaisse poussière des tas humains sont là encore, noirâtres et comme vautrés dans de la cendre, plus affreux devant le rose charmant et les bouquets de ce mur. On dirait des squelettes sur lesquels de la basane serait collée ; les ossatures s’indiquent avec une précision horrible ; les rotules et les coudes font de grosses boules, comme des nœuds sur des bâtons, et les cuisses, qui n’ont qu’un os, sont plus minces que les bas de jambes qui en ont deux. Il y en a de groupés par famille, et il y en a d’isolés qu’on abandonne ; les uns agonisent, étendus en croix ; les autres se tiennent encore accroupis, immobiles et stupides, avec des yeux de fièvre et des lèvres retirées sur des dents longues. Dans un coin, une vieille femme sans chair, probablement seule au monde, pleure, en silence, sur des guenilles.

Quand enfin, au sortir de ces doubles portes, l’intérieur de la ville se découvre, c’est une surprise et un enchantement. […]

Des rues d’un kilomètre de long, alignées au cordeau, larges comme deux fois nos boulevards et bordées de hauts palais dont la fantaisie orientale a varié les façades à l’infini. Nulle part plus extravagante superposition de colonnades, d’arceaux festonnés, de tours, de balcons, de miradors. Tout cela pareillement rose, tout cela d’une même teinte d’étoffe ou de fleur ; et la moindre moulure, la moindre arabesque, relevée d’un filet blanc. Sur les parties sculptées, on dirait qu’on a cloué des passementeries blanches, tandis que, sur les parties plates, reprend l’éternel camaïeu avec ses mêmes bouquets surannés.

Et tout le long de ces rues s’agitent des foules, dans un immense éblouissement de couleurs.

Des marchands par milliers, ayant par terre leur étalage d’étoffes, de cuivre et d’armes, encombrent les deux côtés des trottoirs, tandis que parmi eux se démènent les  femmes, aux voiles bariolés de grands dessins fantasques et aux bras nus cerclés d’anneaux jusqu’à l’épaule. […]

Et des gens promènent en laisse, pour leur donner l’habitude du monde, les panthères apprivoisées du roi, qui marchent sournoises et comiques, coiffées de petits bonnets brodés, avec une rosette sous le menton, posant l’une après l’autre leurs pattes de velours avec des précautions infinies, comme par peur de casser des œufs. Pour plus de sûreté, on les tient aussi par leur queue annelée, et quatre serviteurs encore les suivent en cortège.

Au carrefour central, où les plus belles rues viennent aboutir, le luxe si particulier de cette ville arrive à ses plus étranges effets. […]

 

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Rose et semée de fleurs blanches, la façade du palais du Roi, qui dépasserait en hauteur nos façades de cathédrale, et qui est la répétition, la superposition d’une centaine de kiosques pareils, ayant chacun les mêmes colonnades, les mêmes grillages, les mêmes petits dômes compliqués — avec, tout en haut, des oriflammes aux couleurs du royaume, que le vent desséchant fait claquer dans l’air. Roses à bouquets blancs, les palais, les maisons, qui de tous côtés s’alignent en fuite vers les lointains poudreux des rues.

 

La foule est là plus parée de bijoux, plus animée, à ce carrefour, plus bruyante, dans toute la diversité de ses couleurs de fête. Plus nombreux aussi, les rôdeurs de la faim — les petits enfants surtout, car au milieu de cette place on fait cuire en plein vent des gâteaux de riz, des galettes au sucre et au miel, et cela les attire ; on ne leur en donne pas, bien entendu, mais ils demeurent quand même, tout tremblants de faiblesse sur leurs petites jambes, et les yeux dilatés dans la fiévreuse convoitise des pâtisseries. […]

Et, au-dessus de la clameur des foules, il y a la clameur des corbeaux, sur les toits et dans l’air assemblés par milliers. Cet éternel ensemble de croassements qui … domine tous les autres bruits terrestres, s’enfle ici en crescendo, arrive à un vrai délire : les temps de la famine, quand on commence à sentir partout l’odeur de la mort, sont des temps d’abondance et de joie pour les corbeaux, les vautours et les mouches. […]

C’est maintenant la brusque tombée du jour ; le camaïeu rose à bouquets blancs commence de pâlir partout à la fois, sous un ciel couleur de pervenche, tellement saturé de poussière que la lune argentée y paraît blême. Les tourbillons d’oiseaux noirs s’abattent ensemble pour dormir ; sur les corniches des palais roses, ils s’alignent, innombrables, pigeons et corbeaux, à se toucher, formant de longs cordons sombres. Mais des vautours et des aigles s’attardent en l’air et planent encore. Et les singes libres, qui habitent sur les maisons, se poursuivent, très agités à l’heure du couchage, hauts sur pattes et queue relevée, petites silhouettes étranges qui courent au bord des toits.[…]singes.jpg.jpg

Les marchands se hâtent de replier leurs étoffes multicolores, de ramasser dans des corbeilles leurs cuivres brillants, leurs plateaux et leurs vases. Ils regagnent leurs demeures, découvrant peu à peu les groupes de décharnés qui gisaient parmi leurs gais étalages. Ces derniers vont demeurer seuls ; pendant la nuit, ils seront les maîtres du pavé.

Ils s’isolent, les groupes agonisants ; autour d’eux, le vide se fait et les révèle plus nombreux. Bientôt on ne verra plus que leurs formes cadavériques et leurs guenilles, dont le sol restera jonché.»

À suivre

 

mercredi, 05 janvier 2011

7. Horreur et fascination -2-


podcast

Où en étions-nous déjà ? Ah, oui, nous avions quitté Loti dans un train qui se dirigeait vers le nord de ce pays dont je vous cache à dessein le nom. Le train venait de s’arrêter brutalement dans une gare. On imagine aisément la scène : intrigué par une clameur montante, Loti se lève de son siège, baisse la vitre du compartiment et se penche alors à l’extérieur pour voir d’où provient le bruit :

« Oh ! les pauvres petits êtres, se pressant là contre la barrière, et tendant vers nous leurs mains desséchées, au bout des os qui sont leurs bras ! Sous leur peau brune, aux plis retombants, tout leur frêle squelette se dessine, à faire peur ; on dirait qu’ils n’ont pas d’entrailles, tant leur ventre est plat, et des mouches se sont collées à leurs paupières, à leurs lèvres, pour y boire ce qui reste d’humidité. Ils n’ont plus guère de souffle, presque plus de vie, et cependant ils tiennent debout, et ils crient encore. Manger, ils voudraient manger, et il leur semble que ces inconnus qui passent, dans de si grandes voitures, doivent être riches, qu’ils auront pitié et leur jetteront quelque chose.

Dans ce train, ceux qui sont avec moi […] lancent ce qu’ils ont, des restes de gâteaux de riz, des monnaies de cuivre, et sur tout cela les affamés se ruent comme des bêtes, en se piétinant les uns sur les autres. Des pièces de monnaie peuvent donc servir ? Alors, c’est donc qu’il y a des provisions encore dans les boutiques en terre du village, mais pour ceux-là seuls qui ont de quoi acheter !… De même, quatre wagons de riz sont attelés derrière nous, et il en passe ainsi chaque jour ; mais on ne leur en donnera point ; non, pas une poignée, pas quelques grains qui prolongeraient un peu leur vie ; c’est destiné aux habitants des villes, à ceux qui ont encore de l’argent et qui paieront. […]

J’ai jeté maintenant tout ce que j’avais de pièces sur moi … Mon Dieu, on ne partira donc pas !… Oh ! le désespoir d’un tout petit, de trois ou quatre ans, auquel un autre, un peu plus grand que lui, vient d’arracher l’aumône qu’il serrait dans sa main crispée !...

Le train enfin s’ébranle, et la clameur s’éloigne. Nous voici lancés à nouveau dans la jungle silencieuse. […]

À chaque village où l’on s’arrête, les affamés sont là, vous guettant à la barrière. Leur chanson que l’on redoute d’entendre, et qui est toujours pareille, en fausset déchirant, sur les mêmes notes, s’élève dés qu’on s’approche ; et puis elle s’enfle, et vous poursuit en s’exaltant de désespoir, quand on s’éloigne à nouveau dans les solitudes brûlées. […] »

Bientôt Pierre Loti arrive à destination :  

« Quand on arrive, on aperçoit de très loin les blancheurs de cet amas de palais et de temples, se détachant sur le fond des hautes montagnes dentelées, couvertes de forêts, qui l’entourent et l’enferment de toutes parts. […]

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Mais, de près, combien la détresse déjà s’indique ! Dans l’avenue bordée d’arbres morts qui conduit aux portes, de lugubres mendiants se promènent, de ces êtres comme on n’en avait vu nulle part et dont la vie persistante n’est plus vraisemblable : des momies, des ossements desséchés qui marchent, et à qui des yeux restent au fond des orbites, et une voix, au fond de la gorge, pour demander l’aumône. […]

Durant son séjour dans cette ville, Pierre Loti a fait la connaissance de deux jeunes hommes qui l’invitent à assister à une fête religieuse :

« Au déclin du jour cependant, je me suis rendu à la fête du dieu …

Son temple est blanc comme de la neige fraîchement tombée. On y monte par un escalier monumental de trente ou quarante marches, que gardent des éléphants de pierre. […]

La cour du temple était encombrée de marchands de parures, ayant des paniers tout remplis de colliers en jasmin blanc, en jasmin jaune, en roses du Bengale. Et parmi les étalages de fleurs, rôdaient, de plus en plus nombreux, les spectres de la faim, les pauvres squelettes d’une couleur terreuse, avec des yeux de fièvre.[…]

Chacun, avant de monter, s’inclinait pour baiser la marche d’en bas. Et de même, là-haut avant de sortir de l’ombre sainte, chacun se retournait sur la porte, pour saluer et pour baiser le seuil. Mais les spectres de la famine qui arrivaient toujours, horriblement nus et macabres, gênaient cette foule en habits de fête, essayaient d’arrêter les passants avec leurs pauvres mains desséchées, crochaient dans les voiles de mousseline, avaient des brusqueries et des crispations de singe pour attraper les aumônes…

Et puis le vent s’est déchaîné, comme chaque soir à la même heure, sans pour cela rafraîchir la ville brûlante, et, dans une brume de poussière, le soleil s’est couché, jaune, triste, et terni autant qu’un soleil du Nord.

Dans les rues, malgré  tout, la fête a continué jusqu’à nuit close. On se jetait les uns aux autres, à pleines mains, des poudres parfumées et colorées, qui adhéraient aux visages, aux vêtements. Des gens sortaient de la bagarre avec une moitié de figure poudrée de bleu, ou de violet, ou de rouge. Et toutes les robes blanches portaient la trace de mains trempées dans des teintures éclatantes, cinq doigts marqués en rose, en jaune ou en vert.»

 Bon, ça promet ! À la lecture de ce récit, vous comprenez mieux pourquoi j’ai intitulé les notes « Horreur et fascination ».

Je reprendrai cette note à mon retour afin de comparer mes impressions qui, je l’espère, seront moins terrifiantes que celles de Loti !

 À suivre                                               

lundi, 03 janvier 2011

5. Horreur et fascination -1-


podcast

En vue de préparer mon prochain voyage, j’ai repris la lecture des récits de Pierre Loti et c’est avec joie que j’ai découvert qu’il était allé là même où, en théorie, je dois aller en mai prochain. Il a atteint cette région par le train en avril 1902, venant du sud. Moi j’arriverai également en train, mais venant du nord, là où l’avion se posera.

Je vous donne ici un petit aperçu des descriptions que fait Loti de cette région du monde. Il intitule ce chapitre du livre : la chanson de la famine.

«Les pluies de printemps, que la mer d’Arabie envoyait jadis, font défaut depuis quelques années, ou bien changent de route, vont se répandre, inutiles sur le Beloutchistan désert. Et les torrents n’ont plus d’eau ; les rivières tarissent, les arbres ne peuvent plus reverdir. […]

Sous mes yeux, pendant des heures, les forêts passent ; elles n’ont plus de palmiers, mais les arbres qui ressemblent aux nôtres ; on les prendrait pour des forêts de chez nous, si elles n’étaient pas si grandes, avec des horizons si sauvages.[…]

Et cette chaleur de printemps tropical déroute l’esprit, cette chaleur de fournaise sur ces paysages d’hiver. Rien cependant, au cours de cette première journée de voyage, ne révèle encore la pressante détresse humaine ; mais on a le sentiment de quelque chose d’anormal, d’une désolation sans recours, d’une espèce d’agonie de la planète usée.[…]

Ruines et forêts, couleur d’ocre ou de sienne brûlée, se succèdent le long de ma route, baignant jusqu’au soir dans la même incandescence de l’air. Et, sur la végétation détruite, sur les ossements des vieilles cités de légende, l’ardent soleil se couche, terni de poussière, tristement rose, d’une hivernale pâleur.

Le lendemain on s’éveille dans la jungle infinie.

Et au premier village où l’on s’arrête, sitôt que s’apaise le bruit des roues, leur fracas de ferraille, une clameur monte, une clameur très spéciale, qui tout de suite vous glace, même avant qu’on ait bien compris : c’est l’horrible chanson qui commence, et qui ne vous quittera plus. On est entré dans le pays de la faim. Il n’y a guère que des voix enfantines, et cela ressemblerait presque au tumulte d’une école en récréation, mais avec on ne sait quoi d’éraillé, d’épuisé, de glapissant, qui fait mal à entendre …»

 À suivre

mardi, 21 septembre 2010

362. Deux visions à un siècle d'écart, suite et fin


podcast
" Comme pour tous les bois sacrés, il y a double enceinte. Et des temples secondaires, disséminés sous les cèdres, précèdent le grand temple central.

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N’étant jamais venus, nous nous dirigeons au jugé vers quelque chose qui doit être cela ; plus haut que tout, dominant la cime des arbres, une lointaine rotonde au toit d’émail bleu, surmontée d’une sphère d’or qui luit au soleil.

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En effet, c’est bien le sanctuaire même, cette rotonde à laquelle nous finissons par arriver. Les abords en sont silencieux : plus de chevaux ni de cavaliers barbares. Elle pose sur une haute esplanade en marbre blanc où l’on accède par des séries de marches et par un « sentier impérial », réservé aux Fils du Ciel qui ne doivent point monter d’escaliers. Un « sentier impérial » c’est un plan incliné, généralement d’un même bloc, un énorme bloc monolithe de marbre, couché en pente douce et sur lequel se déroule le dragon à cinq griffes, sculpté en bas-relief ; les écailles de la grande bête héraldique, ses anneaux, ses ongles, servant à soutenir les pas de l’Empereur, à empêcher que ses pieds chaussés de soie ne glissent sur le Sentier étrange réservé à Lui seul et que pas un Chinois n’oserait toucher.

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Nous montons en profanateurs par le « sentier impérial », frottant de nos gros souliers en cuir les fines écailles blanches de ce dragon.

Du haut de la terrasse solitaire, mélancoliquement et éternellement blanche de l’inaltérable blancheur du marbre, on voit, par-dessus les arbres du bois, l’immense Pékin se déployer dans sa poussière, que le soleil commence à dorer comme il dore les petits nuages de soir.

La porte du temple est ouverte, gardée par un cavalier indien aux longs yeux de sphinx, qui salue et nous laisse entrer —aussi dépaysé que nous-mêmes, celui-là, dans ces ambiances extrachinoises et sacrées.

Le temple circulaire est tout éclatant de rouge et d’or, sous son toit d’émail bleu ; c’est un temple neuf, bâti en remplacement du très ancien qui brûla il y a quelque dix ans. Mais l’autel est vide ; des pillards sont passés par là ; il ne reste que le marbre des pavés, la belle laque des plafonds et des murs ; les hautes colonnes de laque rouge, rangées en cercle, tout uniment fuselées, avec des enroulements de fleurs d’or.

Sur l’esplanade alentour, l’herbe, les broussailles poussent, ça et là, entre des dalles sculptées, attestant la vieillesse extrême des marbres, malgré tout ce blanc immaculé où tombe un soleil si morne et si clair. C’est un lieu dominateur, jadis édifié à grands frais pour les contemplations des souverains, et nous nous y attardons à regarder, comme les Fils du Ciel.

Il y a d’abord, dans nos environs proches, les cimes des thuyas et des cèdres, le grand bois qui nous enveloppe de tranquillité et de silence. Et puis, vers le nord, une ville sans fin, mais qui est nuageuse, qui paraît presque inexistante ; on la devine plus qu’on ne la voit, elle se dissimule comme sous des envolées de cendre, ou sous de la brume, ou sous des voiles de gaze, on ne sait trop ; on croirait plutôt un mirage de ville, sans ces toitures monumentales de proportions exagérées, qui de distance en distance émergent du brouillard, bien nettes et bien réelles, le faîte étincelant d’émail : les palais et les pagodes. Derrière tout cela, très loi, la crête des montagnes de Mongolie, qui ce soir n’ont point de base, ressemble à une découpure de papier bleu et rose, dans l’air. Vers l’ouest enfin, c’est la steppe grise par où nous sommes venus ; la lente procession des caravanes la traverse en son milieu, y traçant dans le lointain comme une coulée brune, jamais ininterrompue, et on se dit que ce défilé sans trêve doit continuer pareil pendant des centaines de lieues, et qu’il en va de même, avec une lenteur identique, sur toutes les grandes voies de la Chine, jusqu’aux frontières si reculées.

Cela, c’est le moyen de communication séculaire et interchangeable entre ces hommes d’une autre espèce que nous, ayant des ténacités, des patiences supérieures, et pour lesquels la marche du temps, qui nous affole, n’existe pas ; c’est la circulation artérielle de cet empire démesuré, où pensent et spéculent quatre ou cinq cents millions de cerveaux tournés au rebours des nôtres et que nous ne déchiffrerons jamais … » Pierre Loti, Les derniers jours de Pékin.

 Juin 2010  :Après avoir franchi d’innombrables portes peintes en rouge et ornées de motifs en or, nous atteignons l’immense rotonde au toit d’émail bleu. La foule compacte des touristes, chinois pour la plupart, se presse à l’entrée pour y pénétrer. Il y a trop de monde, je préfère attendre. Le « sentier impérial » est protégé par une barrière. Je repense à Loti venant  frotter ses souliers sur les écailles du dragon de marbre blanc. Notre guide Gaston se lance dans d’interminables explications. La vision donnée par Loti sera la seule que je retiendrai. Au loin, on entend le brouhaha intense de cette ville gigantesque que l’on devine plus qu’on ne voit, perdue dans ses brouillards. Il y a bien longtemps maintenant que les caravanes ont disparu …

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Nous nous frayons péniblement un passage vers la sortie du temple, parmi des centaines de Chinois venus là pour s’adonner à diverses activités. 

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